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Uncle Bens’, Aunt Jemima… le packaging raciste lève le poing


No More
de John Onye Lockard

L’assassinat de George Floyd par un policier blanc a fait déborder le vase du racisme ordinaire aux États-Unis. On a assisté à la naissance immédiate du mouvement #BLACKLIVESMATTER sur les réseaux, duquel découlent de nombreuses remises en question du privilège blanc, et surtout un appel à la prise de conscience et voire au passage à l’acte. C’est dans ce contexte en ébullition que plusieurs marques américaines - comme Aunt Jemima ou Uncle Ben’s - ont tout récemment décidé de se débarrasser de logotypes et de noms empreints de stéréotypes raciaux.

Le branding raciste

À en lire les commentaires français sur les articles annonçant ces changements, on réalise que le poids de ces stéréotypes n’est pas franchement compris de ce côté de l’océan. On peut lire par exemple : « En quoi "oncle ben’s » peut-il être jugé "raciste"? Franchement ça devient n'importe quoi » ou « Il faudrait quand même arrêter les conneries dans ce pays et savoir que le marc de café restera toujours noir quoiqu'on en dise ou que l'on fasse. » et « Aux commentateurs : Et sinon, respirer un grand coup et se calmer, car ce n'est qu'une marque de riz ? ». Certains logos qui font partie de notre paysage quotidien et nous semblent à première vue « normaux » et tout sauf scandaleux, ont en réalité un très lourd passé et sont porteurs de stéréotypes racistes qui ne devraient plus avoir lieu d'être depuis longtemps.

La marque Quaker Oats (PepsiCo), connue pour ses flocons d’avoine, a récemment annoncé qu’elle allait revoir le packaging et le nom de sa marque de pancakes en poudre Aunt Jemima (non commercialisée en France) accusés de racisme. Quaker a affirmé que cette marque est bien « basée sur un stéréotype racial » et qu’ils souhaitent ainsi « faire un pas en avant vers l’égalité raciale ». Quelques heures plus tard, Uncle Ben’s (Mars) a confirmé vouloir changer de nom et d’image de marque, suivis des sirops Mrs Butterworth’s (Conagre) et de la marque Cream of Wheat (B&G), soit 4 marques en à peine quelques jours, du jamais vu pour un même motif dans la scène du branding.

Commençons d’abord par faire un grand pas en arrière pour en expliquer la raison.

Des noms de marques blancs comme neige, vraiment ?

Créé en 1889 par Chris Rutt et Charles Underwood, le logo de Aunt Jemima est l’un des plus anciens des États-Unis et l’une des plus vieilles marques déposées au monde. Son histoire est malheureusement loin d’être glorieuse. La poudre à pancakes instantanée tire son nom de la chanson « old Aunt Jemima » de l’artiste noir Billy Kersands, de 1875, chantée à l’origine par des esclaves. Aunt Jemima était un hit dans les « minstrel shows », des spectacles dansants racistes extrêmement populaires auxquels Rutt participait, et dans lesquels des hommes blancs au visage peint en noir (les blackfaces) ridiculisaient les personnes noires.

On y racontait souvent les mésaventures de Rastus, dont le nom a également inspiré le patronyme de l’effigie de Cream of Wheat, une poudre de céréales instantanée qui fait elle aussi polémique aujourd’hui. La marque affirme pourtant qu’une véritable personne se cache derrière ce visage sans en connaître l’identité « probablement le cuisinier Franck L. White », enterré sans inscription sur sa pierre tombale. Pourtant, les publicités de l'époque sont assez claires en termes de symbolique :


Capture d'écran du film de présentation de la collection du Jim Crow Museum

Quand aux qualificatifs « aunt » (tante) ou « uncle » (oncle, dans Uncle Ben’s) c’était un moyen réducteur pour appeler les esclaves sans avoir à utiliser les termes « madame » ou « monsieur ». On comprend mieux ainsi pourquoi Aunt Jemima ou Uncle Ben’s font aujourd’hui polémique, rien qu’au niveau de leur nom de marque, jugée raciste. Bien qu’Uncle Ben’s affirme être inspiré de la réputation d’un fermier rizicole noir texan, Uncle Ben, et du visage de Franck Brown, un maître d’hôtel réputé, on peut questionner la légitimité d’un tel nom inventé en 1943 et reposant alors sur un héritage esclavagiste.

La Mammy, emblème du branding raciste

Aunt Jemima est quant à elle une « Mammy », un stéréotype des esclaves des plantations du Sud, une « mamma africaine » dont la maîtresse lui promet la libération à sa mort… mais qui ne meurt jamais. Ronde et souriante, docile et loyale, son visage et sa corpulence font d’elle un symbole de plénitude, de satiété, de bonne santé. La bonne mère. On utilise alors son effigie comme logo sur les paquets de nourriture pour mieux les vendre. Une véritable stratégie marketing.

Capture d'écran du film de présentation de la collection du Jim Crow Museum et visuels de publicités vintage représentant la Mammy Aunt Jamima

Opération de branding rondement menée, il faut savoir que l’archétype de la Mammy est créé de toute part par les sudistes américains et suprématistes blancs, afin de rassurer la communauté blanche à l’encontre des esclaves noires. Généralement abusées sexuellement, elles étaient vues comme des menaces pour le couple blanc. En créant une « bonne femme » asexuée, joyeuse et d’âge moyen, on étouffe ainsi habilement les scandales pour forger une nouvelle image (de marque ?) rassurante, et parfaitement fausse.

En 1890, la compagne R.T. Davis Milling -qui a racheté Aunt Jemima à ses deux fondateurs- recherche une femme noire pour en faire l’effigie de sa marque de poudre à pancakes instantanée. Nancy Green répond à l’appel et se fait embaucher. C’est une ancienne esclave de 56 ans qui travaille dans une maison de blancs où elle est cuisinière, et participe à l’audition. Elle devient alors la première personne vivante à incarner une marque déposée. En 1893 son premier contrat consiste à se déguiser en esclave de plantation pour promouvoir la fameuse poudre, en incarnant une Mammy.


Nancy Green est Aunt Jemima

Sa « personnalité aimable et joviale » est utilisée comme tremplin pour incarner et booster les ventes de la marque, et lui vaut une médaille. La carrière de Green lui permet néanmoins de s’investir dans des programmes de lutte contre la pauvreté dans les communautés noires et pour l’égalité des droits. Cette vidéo nous en dit plus sur l'origine de la marque Aunt Jemima.

Dans les publicités de l'époque, on la voit servant des familles de blancs. Elle s'exprime mal, et aborde toujours un grand sourire joyeux (Cf: innocence, inoffensivité).

Capture d'écran du film de présentation de la collection du Jim Crow Museum

En 1925, Quaker oats rachète la marque et en dépose le logo. Plus tard, à la mort de Nancy Green, la compagnie utilisera les visages d’Aylene Lewis, Anna Robinson ou Lou Blanchard au travers de publicités et de spots télévisés. Son image évolue, Jemima perd son bandana d’esclave en 1989 et maigrit au fil des ans, pour arborer aujourd'hui des boucles d’oreilles et un col blanc.

À l’heure de l’écriture de cet article, Aunt Jemima fait désormais partie l’histoire et n’apparaîtra plus sur les packagings suite aux mouvements sociaux que l’on connaît bien.

Une histoire enrobée de mensonges

Et que dire du manque de transparence des bouteilles du sirop (noir) Mrs Butterworth’s ? La compagnie mère Conagra annonce que la forme de femme des bouteilles est censée représenter « une grand-mère nourricière et bienveillante » (ça me rappelle quelqu’un, pas vous ?) sans aucune connotation raciale. Il existe bien des bouteilles vintage peintes aux couleurs d'une grand-mère blanche, mais parfois aussi noire.

Mais pourquoi alors avoir choisi un flacon laissant apparaître la couleur du sirop, alors que ceux-ci sont d'habitude protégés du soleil dans des bouteilles opaques ? En 2009, la marque lance un grand concours pour tenter de deviner le prénom de Mrs Butterworth : Joy (la joie). Tiens, la joie, ça nous rappelle aussi la qualité de quelqu’un. D’ailleurs, détrompez-vous, c'est l’actrice Thelma « Butterfly » McQueen qui serait à l’origine de la forme des bouteilles.

McQueen, qui était noire, enchaînait bizarrement les rôles de servante et de domestique dans les films de blancs (comme Prissy dans "Autant en emporte le vent", auquel elle n’a d’ailleurs pas pu assister en avant-première à cause des salles ségréguées) dont elle n'a jamais pu se libérer. En grattant sous l'enrobage, on voit avec évidence la ressemblance frappante entre les bouteilles de sirop et les figurines de Mammy.

Détournements

Dans les années 60, des artistes afro-américains avaient décidé de lutter contre ces packagings et brandings racistes en créant des affiches engagées. Dans No More de John Onye Lockard, on voit par exemple la figure de Aunt Jemima tout sauf souriante lever le poing en signe de révolte.

L. White propose, quant à lui, un Rastus au doigt d'honneur dressé qui "sert ça" dans la face des intéressés.

Dernier détournement et pas des moindres, au moment de l'investiture d'Obama, les racistes ont été très créatifs à son égard. La figure de Mammy et de Rastus de Cream of Wheat avait été détournée pour y faire figurer le visage du président. On peut d'ailleurs noter le jeu de mots éloquent consistant à changer le mot wheat (blé) en buckwheat (sarrasin : blé noir)... accompagné du slogan "il est prêt à vous servir".

Enrobés dans des mythes et des histoires de grands-mères gâteau et sous couvert de mise en avant de "véritables personnes", ces marques véhiculent l'idée latente que tous ces produits -qui sont d'ailleurs toujours des produits instantanés censés aider la femme au foyer- offriront de bons et loyaux services à son utilisateur. Comme les esclaves à l'époque, sous couvert de promotion au rang "d'effigie sympathique", après six décades de servitude. Ces packagings portent en eux une forme de nostalgie post-esclavagisme, lourde et collante, attachant l'homme et la femme noire à de nouvelles chaines : celles de continuer à servir, sur support visuel. Il est donc grand temps de dépoussiérer ces formes de branding.

Si l'actualité se concentre sur l'histoire de certaines marques américaines, ce sujet dépasse largement les frontières, et amène de nombreuses marques à revoir leurs histoires et leurs stratégies. La France, avec son histoire coloniale, n'a rien à envier aux Américains. Jetons un œil sur quelques exemples proches de chez nous...

Les glaciers danois divisés à propos des « Eskimos »

Mi-juillet, le glacier danois Hansens Is, a affirmé vouloir renoncer à l’appellation « eskimo » pour ses produits, considérant que ce terme rappelle aux Inuits et autres peuples de l’Arctique « un passé d’humiliation et de traitements injustes ». Aaja Chemnitz Larsen, une des deux députées représentant le Groenland au Parlement danois, a salué la décision, en rappelant que le terme, qui signifie « mangeur de viande crue » - même si l’étymologie est l’objet de débats entre linguistes - a un sens péjoratif pour beaucoup de Groenlandais.

Le cas Banania en France

Le site Histoire-Image.org nous apprend que la marque Banania, créée en 1914, cherche à transformer en produit patriotique son cacao additionné de farine de banane. Elle s’identifie à un tirailleur sénégalais hilare et adopte comme slogan la locution « Y’a bon », associée à la pratique sommaire du français de ces derniers.

Pourtant, cette image représente davantage qu’une publicité raciste supplémentaire, et c’est ce qui explique sa remarquable longévité. Le rire « nègre » et la locution « Y’a bon » sont, en effet, restés les signes distinctifs de la marque Banania jusqu’aux années 2010. Ce succès a longtemps tenu à la nécessité politique de minorer la participation des tirailleurs à la guerre (et ainsi d'éviter de leur verser de trop importantes pensions de guerre !).

Leur assimilation aux enfants joue dans ce sens, les « Africains sont de grands enfants », vision paternaliste et condescendante. Ainsi, le brave tirailleur sénégalais amateur de chocolat et balbutiant le français devient l’alibi d’une racialisation implicite de la société française, qui s’habitue à compter sur le renfort des soldats ou des travailleurs coloniaux comme si il s'agissait d'un dû. D’où la nécessité, affirmée dès 1948 par Léopold Sédar Senghor dans Hosties noires, de « déchir[er] les rires banania sur tous les murs de France ».

Il faudra attendre 2011 pour que la justice exige le retrait du slogan "Y'a bon !". Depuis, la marque a revu son image, sans pour autant réellement effacer ses fondamentaux... Le « Y'a bon » s'est discrètement transformé en « Le bon petit déjeuner... » mais le tirailleur enfantin est toujours là.

Le scandale bamboula

Il y a vingt-cinq ans, la marque Saint-Michel avait dû retirer des linéaires les biscuits chocolatés « Bamboula » à la suite du scandale « Village Bamboula », un parc zoologique ouvert à Nantes la même année. On pouvait parler de zoo humain ! « Il s’agissait de recréer un village de Côte d’Ivoire avec des « figurants » en tenue traditionnelle. Ces « figurants » avaient été recrutés et devaient, par contrat, être torse nu quand la température le permettait… Les femmes comme les hommes, évidemment. Une abomination qui avait donné lieu à des plaintes pour atteinte à la dignité humaine. La polémique avait entraîné la disparition des biscuits et du personnage « Bamboula ».

Mais rien que le nom « bamboula » porte en lui tout un système de représentation racistes. La bamboula est une danse dont le nom est issu du nom d'un tambour traditionnel. Mais par extension bamboula, en argot a une connotation raciste similaire au terme « nègre ». Quand on pense que tous les enfants des années 90 ont été bercés au son des publicités bamboula...

« Diversity washing »

Nike, Adidas, Disney, Netflix, Yorkshire Tea, Uber, Unilever… la liste des marques qui ont affiché leur soutien au mouvement Black Lives Matter est interminable. A priori, prendre position sur ce type de sujets peut sembler nécessaire, afin de rester aligner avec les valeurs de sa clientèle et de renforcer le sentiment de loyauté. Pourtant, la plupart du temps, ce type de démarche est perçu comme du newsjacking, une technique marketing consistant à s'emparer d'un sujet médiatique pour rebondir dessus. Dans le cas de Black Lives Matter, on peut parler de Diversity Washing, une forme de récupération d'un sujet sociétal à des fins commerciales.

Mais personne n'est dupe du fait qu'il s'agit, la plupart du temps, d’un engagement de façade, « à contre-courant de nombreux droits bafoués par ces multinationales » : « Nike exploite par exemple des ouvriers ouïgours qui sont persécutés par le régime chinois (…). Amazon néglige le droit des travailleurs et l’environnement (…). Apple utilise des enfants pour extraire le cobalt dans les mines de République démocratique du Congo. »

Pour le spécialiste du marketing Mark Ritson, l’engagement antiraciste de ces grandes entreprises est, dans tous les cas, immédiatement décrédibilisé par le simple manque de diversité au sein de leurs instances dirigeantes. Le conseil d’administration de toutes ces entreprises est profondément blanc et consanguin endogame. Selon M. Ritson, les marques doivent balayer devant leur porte avant de tenir un discours moralisateur sur les réseaux sociaux. "Faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais ".

Le racisme, est typiquement un problème systémique, qui se doit d'être traité sans relâche, de manière quotidienne, et pas seulement lorsqu'un événement tragique défraie la chronique.

Redoublons de vigilance et de recul.

Pour aller plus loin :

Jim Crow Museum, musée mémoire du racisme
Black Excellence, média sur la communauté afro-américaine
If ‘Black Lives Matter’ to brands, where are your black board members? par Mark Ritson

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