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Roman « Le fils » par Georges Simenon

Le fils par Georges Simenon

C’était dans la banale église du Vésinet, où Nous nous tenions côte à côte… au premier rang, à droite du catafalque, pendant que retentissait le Dies Irae.

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A  la maison mortuaire, dans cette villa Magali vieillotte et délabrée où aucun des nôtres ne vivra désormais, qui ne nous sera plus rien, tu n’as pas prononcé une parole, mais tu n’as cessé de regarder autour de toi comme si chaque détail se gravait à jamais dans ton esprit.

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Seulement – et je m’excuse de tant me répéter – l’autre matin, à l’église de Vésinet, j’ai eu l’impression que ta vie avait commencé ou était sur le point de commencer.

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Tu n’étais pas présent lorsqu’il s’en est pris à ton grand-père, dans la villa du Vésinet où l’on n’avait pas eu le temps d’aménager la chapelle ardente et où ma mère reposait sur un lit, un bandeau autour du visage pour empêcher la mâchoire de s’ouvrir, un chapelet à la main.

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Vachet est encore presque aussi mince que quand je l’ai connu, en même temps qu’il a connu ma sœur, et qu’il était chef de bureau à la préfecture de la Charente-Maritime, dont mon père était le préfet.

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De janvier à octobre, il a vécu seul dans la maison du Vésinet où une vieille femme du voisinage le servait, le quittant chaque soir pour aller soigner son mari.

Si la mort de ta grand-mère, que tu connaissais peu, n’a pas dû beaucoup l’affecter, je suis persuadé que tu as considéré comme une corvée les visites que je t’ai imposées ensuite au Vésinet.

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Le Vésinet n’est pas de notre époque, surtout de la tienne.

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Il n’était jamais question entre nous de ma mère, ni de La Rochelle, ni de certains gens de là-bas, encore moins des événements de 1928.

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Pourtant, 1928 et les événements de La Rochelle, c’est tout près, les années ont passé si vite, depuis, que je me demande si je suis réellement un homme de quarante-huit ans qui n’a presque plus de cheveux et qui bon gré mal gré, va peu à peu prendre la place de son père.

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J’aurais peut-être fini un jour, moi aussi, dans la villa en briques du Vésinet si ma sœur, qui a toujours besoin d’argent, n’avait insisté pour que nous la vendions.

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Si je fais allusion à une retraite au Vésinet, c’est une façon de parler.

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Comme je l’ai déjà écrit, celui-ci, au cours des derniers mois passés dans la solitude du Vésinet, où j’allais le voir de temps en temps, ne m’a jamais fait part de ses ultimes volontés.

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Au début, jusqu’à ce que tu aies dix ans, si je ne me trompe, il travaillait encore, car ta grand-mère restait capable d’aller et venir, encore qu’avec peine, dans la maison du Vésinet.

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Par-dessus les murettes et les clôtures, on voyait déjà des lilas et il y en avait aussi dans le jardin de la villa Magali.

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Ta mère, toi et moi arrivions de Paris par le train et la gare elle-même nous avait paru gaie.

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Je cherche les images du Vésinet qui ont pu te frapper, les quelques images qui restent sans qu’on sache pourquoi.

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Elles ont vécu la plupart du temps au loin, l’une au Maroc, une autre aux États-Unis, une un peu partout, à la suite de son mari qui était dans la diplomatie, une enfin dont on n’a jamais rien su.

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Elle a été neuve, en tout cas, bâtie par les parents de ta grand-mère à une époque où Le Vésinet était une campagne élégante.

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J’ignore comme il s’y est pris, maladroitement sans doute, car, de ce jour, les deux vieux de la villa Magali sont devenus les bêtes noires des enfants du quartier.

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Jusqu’à ce que ma mère devienne complètement impotente, je te l’ai dit, il a continué à travailler, non loin de la gare du Vésinet, dans un cabinet de contentieux, car il était docteur en droit.

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Chaque soir, à la fermeture des bureaux, il entrait au Café. Des colonnes, un café à l’ancienne mode, avec des banquettes de moleskine et des miroirs sur les murs, et il retrouvait trois compagnons avec qui il jouait au bridge.

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Lorsque j’ai demandé au médecin du Vésinet de quoi il était mort, une nuit, tout seul, – on l’a retrouvé au pied de son lit, sur la carpette où il avait glissé. – il m’a regardé un bon moment puis a légèrement haussé les épaules.

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En face de chez nous, dans cette avenue Mac-Mahon aux façades austères, tout en pierre grise, une vieille femme habite une mansarde.

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Il m’est arrivé de la croiser aux Champs-Élysées, enveloppée d’un vison qui, sur elle, prend une autre vie que sur les autres femmes, et tous les passants se retournent, les jeunes gens, les jeunes filles se précipitent pour lui demander un autographe sur n’importe quel bout de papier.

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Quant à Zapos, il vit encore, partageant son temps entre la Grèce, Panama et les États-Unis, car il a des affaires un peu partout dans le monde.

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Il voit son fils une fois l’an, le plus souvent à Vichy, où il vient faire sa cure et où ils passent un mois ensemble.

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Nous habitons un des plus beaux quartiers de Paris, à quelques centaines de mètres de l’Arc de triomphe.

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Si l’on consulte l’annuaire des téléphones où les abonnés sont classés par rues, on trouve, avenue Mac-Mahon, une bonne vingtaine de gens connus, sans compter les administrateurs de sociétés, les diplomates étrangers, etc.

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J’allais oublier que nous passons nos vacances à Arcachon et que, presque chaque hiver, nous allons à Megève ou dans une station de ski suisse au moment de Noël.

Tes camarades actuels, au lycée Carnot, appartiennent, pour la plupart, à un milieu sensiblement pareil au nôtre, de sorte que tu ne dois pas te sentir dépaysé.

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–    Le bureau où je travaille se situe dans un des immeubles les plus vastes, les plus solides de Paris, rue Laffitte, une rue où, chaque jour, se brassent plus de millions, voire de milliards, que dans n’importe quelle rue de la capitale.

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Le jeudi suivant, je t’ai emmené, dans l’après-midi, rue Laffitte, et tu as été impressionné dès l’entrée par la monumentale porte de bronze et par le hall de marbre noir.

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Honnêtement, elle m’a avoué le sien et je ne lui ai rien caché de la tragédie de La Rochelle.

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Il est question de construire un nouveau groupe de maisons modernes et ce n’est possible qu’en rasant Magali.

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Tu sais bien que, quand nous étions encore à La Rochelle…

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–    J’ai mieux connu que toi la bibliothèque de ton père, car, à La Rochelle, j’étais marié et avais déjà écrit mon premier roman, alors que tu n’étais qu’un étudiant qui ne s’intéressait pas à grand-chose.

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C’était en outre un bibliophile et, à La Rochelle, précisément, il ne ratait jamais un encan du samedi à la salle du Minage.

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Pour ma part, sous-lieutenant d’infanterie de réserve, j’avais été acheminé vers les Flandres, sous le ciel bas du Nord qui crevait sans cesse comme une outre rapiécée.

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Je me souviens de certaines localités que nous traversions dans la grisaille, tels des fantômes, et qui nous apparaissaient plutôt comme de sinistre décores que comme des villages ou des petites villes réelles : Crécy-en-Ponthieu, Desvres, les faubourgs de Boulogne, où régnait une âcre odeur de hareng, Hardinghem, Berck, dont on évacuait les hôpitaux pour allongés et, enfin, devant les poteaux noir, jaune et rouge et les routes pavées de la frontière belge, Hondschoote, où nous nous sommes enfin arrêtés.

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En réalité, lorsque je suis entré, à vingt et un ans, dans l’immeuble de la rue Laffitte, grâce à des appuis plus ou moins occultes, – ton oncle Vachet n’a pas menti sur ce point, – j’ignorais jusqu’à l’existence de l’actuariat.

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Je ne quittais les bureaux de la rue Laffitte que pour m’enfermer dans ma chambre meublée de la rue de Paradis et, parfois, quand c’était possible, pour assister à un cours.

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J’ai quitté l’hôtel que j’habitais, rue de Paradis, toujours encombrée de camions dans lesquels on chargeait des caisses de verrerie et de faïence, pour une chambre plus spacieuse, encore que vieillotte et basse de plafond, dans un meublé du quai des Grands-Augustins, où ,a fenêtre donnait sur la Seine.

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Les difficultés que je rencontrais dans une branche nouvelle pour moi, et jusqu’à l’humilité de mon nouveau poste, me procuraient une satisfaction secrète dont je ne parlais même pas à mon père lorsque je me rendais, le dimanche, au Vésinet. Pendant toute cette période, je n’ai jamais manqué un dimanche à la ville Magali, où ma sœur ne faisait que de rares et rapides apparitions et son mari, déjà lancé dans la vie littéraire, de plus rares encore.

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De Hondschoote, je revois les maisons basses, le ciel presque aussi bas, la pluie, les flaques d’eau, les cuivres astiqués dans les cafés, et mes narines retrouvent encore l’odeur de bière mélangée à celle de l’alcool du pays.

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C’était Munich et, quelques jours plus tard, en effet, je me retrouvais, démobilisé, dans l’immeuble de marbre de la rue Laffitte.

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Malgré les conseils du médecin, qui insistait pour que j’entre en clinique ou que j’aille me faire soigner chez mes parents, je restai quai des Grands-Augustins, où la femme de chambre, à ses moments perdus, me servait d’infirmière.

Une partie de ma petite enfance s’est passée à Grasse, au temps où mon père y était sous-préfet, et l’envie me prit de revoir la Côte d’Azur où je n’étais jamais retourné. Je suis descendu à Cannes, seul avec ma valise et quelques ouvrages sur les calculs de probabilités, et j’ai trouvé, au Suquet, qui domine le port et la ville, un hôtel-pension dont les murs blancs étaient entourés de mimosas et d’eucalyptus.

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Elle n’en était pas moins arrivée à Cannes, quelque mois avant moi, dans des conditions presque semblables, en ce sens qu’elle était à un tournant, elle aussi, à l’aurore d’une nouvelle phase de sa vie.

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– Vous n’avez pas d’amis ou de parents sur la Côte& m’a-t-elle demandé en surveillant mon premier repas.
– Personne.
– Et à Paris? Vous habitez Paris, n’est-ce pas?
– Oui. Je n’ai que mes parents, au Vésinet.

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Ce qui suit, je l’ai appris bribe par bribe, à Cannes, d’abord à la clinique, puis pendant ma convalescence, le reste après notre mariage.

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Ce n’est pas à Nice que ta mère est née, mais à Bourges, où son père avait été nommé d’abord, et ce n’est que quand elle a eu trois ou quatre ans qu’il a été désigné pour la Côte d’Azur.

Il y a ainsi un point commun entre sa famille et la mienne, puisque mon père, dans la carrière préfectorale, est passé par différentes sous-préfectures et préfectures avant de devenir préfet hors cadre à La Rochelle.

Nous avons découvert, en confrontant les dates, que ta mère et moi étions tous les deux sur la Côte, séparés par quelques kilomètres, elle à Nice et moi, car elle me l’avait déjà montrée.

Te souviens-tu de ces vastes immeubles de style italien qui forment le vieux quartier, entre la place Masséna et le port, avec, pour centre, le marché?

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Ta grand-mère maternelle s’est-elle sentie à son aise dans ce Midi où le plus clair de l’existence s’écoule en public?

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Depuis son veuvage, elle est retournée `Fécamp où, chez une cousine qui a son âge et ne s’est jamais mariée, elle passe ses vieux jours à deux cents mètres de la Bénédictine.

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Émile, le seul garçon, s’est engagé à dix-sept ans dans la marine, l’a quittée cinq ans plus tard pour s’installer à Madagascar, d’où non seulement il n’est pas revenu, mais d’où il n’a jamais donné de ses nouvelles.

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L’aînée des filles, Jeanne, a épousé un garçon épicier italien qui a ouvert un commerce à Antibes, où il a fait de mauvaises affaires, puis à Alger.

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On te parle parfois de ta tante Jeanne, qui nous envoie, chaque année, du Devonshire, des souhaits de nouvel an.

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Son diplôme obtenu, elle aurait pu rester à Nice. Elle a préféré entrer dans un hôpital de Paris, dans le service d’un professeur pour qui des amis lui avaient remis une recommandation.

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Ta mère, fraîche débarquée du Midi, dont elle gardait une pointe d’accent, avait vingt-deux ans.

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C’est ainsi, en prenant sa place, que ta mère est entrée dans la maison de la rue Miromesnil où la femme du professeur, selon les diagnostics les plus optimistes, n’en avait pas pour plus de cinq ans à vivre.

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Au début de 1938, ta mère avait trente ans et il y avait huit ans que son existence paraissait réglée une fois pour toutes quand, sortant en coup de vent d’une clinique de Passy où il venait de donner une consultation, B… fut renversé par un taxi et tué presque sur le coup.

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Vers le même temps que je faisais route sous la pluie en direction des Flandres, Alice Chaviron descendait à Cannes, où une place d’infirmière se trouvait libre dans une clinique.

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Ta mère habitait à deux pas, place du Commandant-Maria, où elle avait loué un appartement meublé : chambre, cuisine, petit salon et salle de bains, au rez-de-chaussée d’une maison d’angle, en face de laquelle on voyait une pharmacie.

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J’ai retrouvé ma chambre du Suquet, le jardin plein de fleurs où, aux approches de Pâques, on dressait maintenant les tables pour le déjeuner, car la clientèle commençait à affluer.

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Son père, fils d’un caviste de Fécamp, était devenu professeur et avait rêvé de faire de son fils – l’homme de Madagascar – un médecin ou un avocat.

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Ses sœurs aussi avaient cherché instinctivement à continuer l’ascension, d’une façon ou d’une autre, et la sœur Jeanne paraissait avoir réussi, car son papier à lettres, gravé, portait le nom d’une propriété du Devonshire.

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Je suis retourné dans ma chambre et j’ai passé l’après-midi plongé dans l’ouvrage d’un disciple allemand de Painlevé, puis j’ai dîné à ma table de la pension.

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Nous jouions tous les deux une sorte de jeu auquel nous ne croyions pas, jusqu’au jour, où, tout à coup, à table, dans le jardin du Suquet, alors que nous mangions de la bouillabaisse près d’un couple de Hollandais, j’ai dit sans même réfléchir : – Pourquoi ne nous marierions-nous pas?

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A dix heures et quart, au moment où elle atteignait la place du Commandant-Maria et tirait déjà la clef de son sac, je suis sorti de l’ombre.

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Et ainsi jusqu’au vingt-neuvième jour, car le trentième, un samedi, j’allais l’accueillir à la gare de Lyon et je la conduisais dans l’hôtel du quai des Grand-Augustins où j’avais retenu une chambre pour elle à l’étage au-dessous du mien.

Le lendemain, nous allions au Vésinet, après que je l’eus prévenue que ma mère ne lui adresserait pas la parole, mais qu’elle n’avait pas à s’en formaliser.

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La Belgique n’était pas encore en guerre, nous n’avions pas le droit de franchir la barrière noire, jaune et rouge à laquelle les soldats s’accoudaient pour coutriser les filles.

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C’est à ma seconde permission, seulement, qu’en trouvant ta mère qui m’attendait à la gare du Nord, j’ai compris, avant de descendre de wagon, qu’elle était enceinte.

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Cela pouvait être interprété, en effet, d’une façon assez cocasse. Le fait est que je ne l’ai pas touchée ce soir-là, ni les suivants, ni durant les trois semaines que j’ai encore passées sur la Côte.

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Tu es n. quai des Grands-Augustins, où la femme de chambre de l’hôtel, à deux heures du matin, a eu toutes les peines du monde ;a ramener une sage-femme, car la drôle de guerre était finie, la vraie guerre avait éclaté, nous nous battions, non pas à Hondschoote, mais déjà fort en arrière des lignes, et Paris, pris de panique, commençait à se vider.

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En tant que soldat, je n’ai été ni un héros, ni un lâche. J’ai fait mon métier de mon mieux ; le moment n’en est pas moins venu où je ne précédais plus mes hommes vers le combat, mais où je les suivais, désarmés pour la plupart, au sud de la Seine, puis de la Loire.

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Je savais que c’était approximativement la date à laquelle on attendait ta naissance, mais je ne l’ai connue que deux mois plus tard, quand, dans un complet civil acheté à Angoulême, j’ai pu rentrer à Paris.

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Il y avait des vides, rue Laffitte, en particulier parmi le personnel de direction qui comptait un certain nombre d’Israélites. Ceux-là avaient quitté Paris avant l’entrée des troupes de Hitler dans la ville et s’étaient réfugiés en zone libre ; quelques-uns avaient déjà atteint l’Angleterre ou l’Amérique.

Tel un pion qu’on pousse, j’ai avancé ainsi de deux cases et nous avons hérité provisoirement, avenue du Parc-Motsouris, de l’appartement d’un de mes chefs. Il s’appelait Lévy. Il attendait, au Portugal, son tour d’embarquement pour New York et préférait voir les locaux occupés par nous que par les Allemands.

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Je crois aussi qu’elle préférait, en effet, que j’en sache le moins possible afin de réduire les risques, car l’ère des tortures avait commencé et on ne passait plus par la rue des Saussaies sans avoir la gorge serrée.

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Nous nous sommes trompés en pensant qu’une sorte d’amitié constituait une base suffisante à la vie en commun et, cette erreur-là, c’est à Cannes, dans une atmosphère inconsistante de vacances, que nous l’avons commise.
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En 1928, c’était presque Noël aussi à La Rochelle, mais il n’y y a pas eu de Noël, cette année-là, chez les Lefrançois d’alors.

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Les Vachet habitaient Fétilly, un Faubourg de La Rochelle aux petites maisons pareilles, à la populations laborieuse, employés, instituteurs, cheminots, vieilles demoiselles donnant des leçons de piano et de solfège, et je me souviens, par les beaux soirs d’été, des hommes bêchant leur jardinet et des femmes bavardant par-dessus les haies.

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Ta mère ne disait rien et n’a ouvert la bouche qu’au moment où nous atteignions l’avenue Mac-Mahon.

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Chut ! Elle sera à Arcachon quand nous y arriverons.

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A Arcachon, en effet, tu es resté quinze jours sans te servir de la périssoire qui attendait dans le jardin de la villa que nous avions louée, comme chaque année.

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A ma naissance, mon père, Philippe LeFrancôis, qui avait alors vingt-six ans et qui était docteur en droit, venait d’entrer dans la carrière préfectorale et avait été nommé directeur du cabinet du préfet de Gap, dans les Hautes-Alpes. J’avais trois ans lorsqu’il a été pour la première fois sous-préfet, à Millau, dans l’Aveyron, et c’est à Grasse, ensuite, que je suis entré à l’école.

Plus tard, je devais connaître le lycée de Pau, puis le lycée Fénelon, à la Rochelle, où nous sommes restés près de sept ans.

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Il possédait, rue du Bac, dans la cour d’un immeuble plus récent, un petit hôtel particulier du XVIIIe siècle dont mon grand-père a hérité à son tour et où il a passé son existence.

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Entre lui et mon père, il y a toute la différence entre l’harmonieux hôtel de la rue du Bac – qui ne nous appartient plus et qu’on va démolir pour construire des bureaux – et la villa du Vésinet ; la différence, en somme, entre mes souvenirs d’enfance et les tiens.

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Née à Pékin, elle a appris à lire dans un couvent de Buenos-Aires avant de connaître Stockholm, Rome et Berlin.

Sa mère, déjà, était née dans la Carrière. Elle s’appelait Consuelo Chavez et était fille d’un ministre de Cuba à Londres, où mon grand-père l’avait rencontrée alors qu’il était secrétaire d’ambassade.

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J’ai lu les Mémoires de Lucien Aillevard, publiés en deux volumes, sous une austère couverture grise, par un éditeur du faubourg Saint-Germain. Les sous-titres te décourageront peut-être, car ils sont assez rébarbatifs : « La Petite Entente et le problème du Proche-Orient », « Bismarck vu par les Sud-Américains »…
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Elle avait vingt-huit ans quand son père a occupé pour un temps, au Quai d’Orsay, un poste difficile, et c’est alors qu’elle a rencontré mon père, de quatre ans son cadet.

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L’offenseur était un baron balte et, quelques heures plus tard, dans le bois de Meudon, il blessait son adversaire qui devait succomber.

L’Allemand a dû quitter Paris en hâte et il ne prévoyait pas qu’il reviendrait jusqu’aux portes de notre capitale, sans jamais l’atteindre, pendant la guerre de 1914. Son nom est connu. Celui de sa victime ne l’est pas moins en Italie.

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Je ne savais pas ça, à Cannes.

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N’oublie pas que c’était son premier séjour prolongé en France et que cela constituait pour elle une découverte.

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C’est à cause d’elle et de cette situation, qu’il a refusé Versailles, qui lui était proposé et qui aurait été le couronnement de sa carrière avec peut-être, à la fin, la Préfecture de Police de Paris.

Mais ce n’est pas à cause d’elle, je m’empresse de le dire, qu’ils ont échoué tous les deux dans la villa du Vésinet.

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Il aurait pu obtenir, avec les appuis qu’il possédait, un poste à Paris, ou entrer à son tour dans la diplomatie.

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Je l’ai connu dès la cinquième, au lycée de La Rochelle, mais, pendant trois ans, nous sommes restés de vagues condisciples.

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Cette maison restera dans la mémoire avec ses moindres détails qu’il s’agisse d’une ferme, d’un pavillon de banlieue ou d’un appartement de Paris avec sa loge de concierge, l’ascenseur ou l’escalier et les paillassons devant les portes.

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Car c’est la tradition d’orner les préfectures de Gobelins ou d’Aubussons.

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Je lui ai promis mon appui pour qu’il obtienne un poste en Savoie.

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Je connaissais le magasin, rue Guitton, entre une charcuterie, où nous nous servions, et une maroquinerie, et je ne tardai pas à faire le chemin, presque chaque jour, en compagne de Nicolas.

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Je crois qu’il était heureux, et sans doute l’est-il encore dans le village des Charentes où l’on m’a dit qu’il exerce la médecine et où sa mère est allée finir ses jours près de lui.

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Il y avait, à cette époque-là, à La Rochelle, un personnage important, nommé Porel, qui, fort indirectement, a joué un rôle dans le drame de 1928, et c’est pourquoi je crois nécessaire d’en parler.

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Fils de pêcheur, il avait débuté comme capitaine au long cours au service d’un armateur local dont les bateaux importaient le charbon d’Angleterre.

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A quarante ans,  il passait ses journées sur les quais, au marché au poisson, sur le môle de La Pallice et dans les cafés du port, en particulier Chez Émile, où il avait sa table dans le coin, près de la fenêtre.

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Il avait en main, outre les dockers de La Pallice et du bassin charbonnier, les équipages des chalutiers à la grande pêche, et il pouvait aussi, affirmait-on, provoquer une grève au bassin de radoub.

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Puis il rait faire sa médecine à Bordeaux, où il avait une tante, et enfin s’installerait dans les environs de La Rochelle, dans un village de préférence, car sa mère rêvait de finir ses jours à la campagne.

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Une fois par mois, il se rendit à Paris pour prendre contact avec le ministère de l’Intérieur et avec d’autres bureaux, et il y restait d’habitude deux ou trois jours.

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Chez nous aussi, avenue Mac-Mahon, quelqu’un nous sert à table.

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En octobre, j’entrais à la Faculté de Droit, à Poitiers, où mon père m’avait loué une chambre meublée, chez des particuliers, derrière l’hôtel de ville, M. et Mme Blancpain, qui occupaient une petite maison proprette dans le genre des maisons de Fétilly, où je retrouvais les odeurs de la cuisine des Nicolas.

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–    Il faut que je retourne à La Rochelle.

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J’aurais pu croire que les fils étaient coupés avec La Rochelle et que le centre de ma vie, pour quelques années, allait être Poitier, son décor, ma chambre chez les Blancpain, avec son papier à fleurs roses et l’édredon mou que je retrouvais chaque matin sur le plancher, la cuisine à porte vitrée, au fond du corridor du rez-de-chaussée, où je descendais prendre mon café du matin, et il ne me faut guère d’effort pour revoir, vers dix heures, la marchande de légumes s’arrêter de porte en porte ; je peux reconstituer aussi des itinéraires à travers les salles et les couloirs de l’université, retrouver l’atmosphère particulière de la brasserie où les étudiants se réunissaient.

*

Malgré leur précision, mes souvenirs de Poitiers sont des souvenirs théoriques, non parce que j’avais déjà perdu ce que j’avais envie d’appeler l’état de grâce, mais parce que, contre toute attente, La Rochelle allait être, pour deux ans encore, plus que jamais, le centre de mon existence, à tel point que, si je regarde ma vie entière à vol d’oiseau, elle en reste encore le centre géographique.

*

Je n’avais reçu que deux cartes de Nicolas m’annonçant que tout allait bien à Bordeau et que « les profs étaient sympathiques », ajoutant qu’il aurait « des tas de choses à me raconter aux vacances de Noël ».

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Par exemple, le premier dimanche, je, je me revois place d’Armes, à La Rochelle, fumant une cigarette sur le trottoir pendant l’entracte du cinéma Olympia, et un camarade de lycée, qui était avec sa petite amie, m’a adressé un clin d’œil en passant.

*

Un autre cinéma, à Poitiers, le troisième dimanche.

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Ces sortes d’images-là, je pourrais en déployer comme un jeu de cartes, y compris celle du soir de Noël, dans un café de La Rochelle, en compagnie de Nicolas.

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–    Il y a des femmes, là-bas ? m’avait-il demandé, comme triomphant, me parlant de Poitiers.

*

–    A Bordeaux, mon vieux, c’est est plein !

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Je n’ai eu aucune prémonition. Alors que, le premier jour de Poitiers, j’avais été ému à l’idée qu’une nouvelle existence commençait pour moi, – idée qui devait se révéler fausse, – je n’ai pas pensé un instant que les journées que je passais, calfeutré dans ma chambre, à suivre parfois des yeux les silhouettes sombres sur le trottoir d’en face, marquaient la fin d’une partie de ma vie, la fin d’un certain moi.

*

–    J’ai trouvé des femmes ! Je me doutais que cela n’existait pas qu’à Bordeaux. Quand nous étions à Fénelon, nous ne savions pas nous y prendre , voilà tout.

*

Elle travaille au salon de coiffure de la place d’Armes et n’a que dix-huit ans.

*

–    Cela nous fera de la distraction jusqu’au 3 janvier et, chaque fois que nous reviendrons à La Rochelle, nous serons sûrs de les retrovuer.

*

Après qu’elles eurent dépassé la Grosse Horloge, je me suis approché ,leur ai adressé la parole et, au début, elles faisaient mine de ne pas s’en apercevoir.

*

Il existe, à La Rochelle, un quai paisible, le long du canal de Marans, qui rappelle les quais qu’on voit sur les vieilles estampes représentant les villes de jadis, où il nous semble que la vie était meilleure, et où il y avait, devant chez un tonnelier ou un négociant en vins, des barriques alignées au bord de l’eau.

*

–    Quand repartez-vous pour Poitiers ?

*

Je devais la retrouver, le samedi, à huit heures, au coin de la rue que Lotte habitait, et, en l’absence de Nicolas, qui ne revenait pas de Bordeaux chaque semaine, m’occuper des deux jeunes filles.

*

–    A Poitiers ?

J’ai secoué la tête.

–    Ici, à La Rochelle ?

*

Ma vie se partageait entre Poitiers et la Rochelle et, à Poitiers, elle n’était consacrée qu’au travail.

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–    Si seulement tu avais été un des jeunes ouvriers des chantiers Delmas et Vieljeux!
*

Je venais encore, moi, de temps à autre, lorsque j’étais à La Rochelle, le trouver, tard les soir, dans son cabinet.

*

Ton grand-père n’était pas l’homme fatigué, amoindri, que tu as connu au Vésinet. Même si, à cause de ma mère, il avait renoncé à la Seine-et-Oise et à Paris.

*

Trois jours après, je quittais Poitiers pour rencontrer Nicolas à Bordeaux. Il ne pouvait pas venir à La Rochelle avant Noël.

*

Poitiers encore… La Rochelle le samedi soir…

*

Le nom de Nicolas n’a pas été prononcé, mais mon ami est resté un an sans remettre les pieds à La Rochelle et je ne l’ai jamais revu.

*
C’est à ce moment-là que ta grand-mère s’est réfugiée au Vésinet avec une bonne, tandis que Vachet, accompagné de ma sœur, se lançait, à Paris, dans la bagarre littéraire.

Mon grand-père, rue du Bac, ancien conseiller à la Cour des comptes, a-t-il soupçonné la vérité ?

*

C’est cet homme-là que tu es connu au Vésinet, que tu regardais avec ce que j’ai pris parfois pour une certaine irritation, et voilà pourquoi, fil, le matin où nous nous tenions debout tous les deux à droite de son cercueil, j’ai décidé de tout le dire.

*

C’est déjà une vieille histoire oubliée, même à La Rochelle.

Golden Gate, Cannes, le 28 décembre 1956.

Printemps au Québec. Photo de Megan Jorgensen.


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