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Lettre à mon juge

Lettre à mon juge

(Tout Simenon. Omnibus, septembre 2002. Oeuvre romanesque, tome 1)

23 bis, rue de Seine, Paris (VIe).

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– Un tel ? Il est nommé à Angers…
– Est-ce qu’il n’a pas passé sa thèse à Montpellier en même temps que…

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Vous confondez avec un autre Comeliau, Jules, son cousin, qui a été rayé du Barreau de Rouen voilà deux ans et qui a en effet épousé une demoiselle Blanchon.

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A La Roche-sur-Yon, je compte quelques magistrats parmi mes amis. Je n’ai jamais pensé, avant, à leur demander s’il en est pour eux de leurs clients comme pour nous des nôtres.

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Vous connaissez votre cabinet mieux que moi, la haute fenêtre qui donne sur la Seine, aves les toits de la Samaritaine comme peints sur une toile de fond, la porte souvent entrouverte d’un placard où sont suspendues une fontaine d’émail et une serviette.

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Vous êtes né à Caen et je suis né à Bourgneuf-en-Vendée, un village à une lieue d’une petite ville qui s’appelle La Châtaigneraie.
De Caen, il faudra que je vous reparle, car c’est dans cette ville que se situe un souvenir que je considère depuis peu, depuis mon crime, pour employer le mot, comme un des plus importants de ma vie.

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Je suis allé à Caen une dizaine de fois, car j’y ai une tante, une sœur de mon père, qui a épousé un marchand de porcelaine de la rue Saint-Jean.

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Chaque fois que je suis allé à Caen, il pleuvait.


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A l’angle de la rue Saint-Jean et de je ne sais quelle rue sans boutiques, dans presque noire, il y avait une jeune fille vêtue d’un imperméable beige qui attendait, avec des cheveux blonds s’échappant d’un béret noir et des gouttelettes de pluie sur ses cheveux.

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C’est peut-être à cause de ce souvenir-là que, trois ou quatre ans plus tard, déjà étudiant, j’ai voulu faire, à Caen aussi, exactement la même chose.

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Vous connaissez évidemment la Brasserie Chandivert. Pour moi, c’est la plus belle de France, avec une autre que je fréquentais, à Épinal, lorsque je faisais mon service militaire.

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Parce que je lui avais appris que j’étais vendéen, mais que je faisais mes études à Nantes.

-Non. Chez une tante, rue Saint-Jean…

Et elle : – J’habite tout près de la rue Saint-Jean.

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De mes deux avocats, l’un, Me Oger, n’est venu de La Roche-sur-Yon que pour assister son confrère parisien et pour représenter en quelque sorte ma province natale.

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Comme s’il était besoin de la faire venir de Vendée pour ça !

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Maître Oger, que je considérais comme un ami, Maître Oger que ma femme avait envoyé de La Roche pour aider à la défense, pour que mon pays s’associe en quelque sorte, a commis alors une vilenie.

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Les revenus étaient si maigres qu’ils permettaient à peine l’ombre d’un repas par jour, ce que n’empêchait pas les cinq demoiselles Lanoue toujours accompagnées de leur mère, d’assister en grande pompe, gantées et chapeautées, à la messe et aux vêpres, et de défiler ensuite, la tête haute, dans le rue de la République.

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Je ne sais pas combien de temps j’aurais été capable de supporter cette angoisse et je devais être tout pâle quand il y a eu un coup de feu du côté du Bois Perdu.

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Un jour, à Nantes, alors que j’avais 25 ans, des personnages solennels m’ont remis mon diplôme de docteur en médecine.

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Le lendemain matin, sans avoir dormi, je suis reparti avec elle, non pas vers Bourgneuf, où elle avait revendu à peu près tout ce qu’il nous restait de terres, mais vers un petit bourg, Ormois, à une vingtaine de kilomètres de La Roche-sur-Yon.

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Le docteur Marchandeau, qui était veuf, avait marié une de ses deux filles à un pharmacien de La Roche, et vivait avec la seconde, Jeanne, qui avait alors vingt-deux ans.

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Je me rendais rarement à La Roche-sur-Yon, car, dans mes moments libres, je préférais me servir de ma moto pour aller à la chasse ou à la pêche.

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Je voulais l’envoyer accoucher en clinique, à la Roche-sur-Yon.

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Peu de temps après mon installation à Ormois, elle est entrée dans mon cabinet, tranquillement, en habituée.

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J’allis de plus en plus souvent à La Roche-sur-Yon, d’un bond de ma grosse moto.

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En rentrant à Ormois, il m’arrivait de parcourir toutes les rues, toutes les rues du village, avec l’espoir de rencontrer la Laurette dans un endroit écarté.

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– Tu devrais te renseigner à La Roche-sur-Yon…

La vérité, c’est qu’il y avait presque deux ans que j’étais feuf, et ma mère jugeait prudent de me marier.

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J’ignore s’il est de vraie noblesse ou, comme la plupart des hobereaux de Vendée, il s’est contenté d’ajouter une particule à son nom.

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Les mères, à La Roche-sur-Yon, disaient volontiers à leur fille :

– Apprends à marcher comme Mme Alavoine…

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Connaissez-vous La Roche-sur-Yon, ne serait-ce que pour y être passé?

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La plupart de mes amies, à La Roche-sur-Yon, se relayaient pour la sortir et pour lui changer les idées.

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A Ormois, j’avais fait encadrer quelques reproductions découpées dans les revues d’art que les fabricants de produits pharmaceutiques éditent à l’intention des médecins.

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Il était tuberculeux. Pour l’emmener en Suisse, Armande a réclamé la part que lui revenait de sa mère et c’est avec cet argent qu’ils ont encore vécu trois ans, seuls dans un chalet, dans haute montagne.

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Je connais mal les usages de Paris.

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Comme je le pensais, il ne faut pas compter trouver une infirmière, même à Nantes, où l’épidémie est encore plus grave qu’ici.

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Pendant trois ans, à Nantes, j’avais entendu mon bon maître Chevalier, à la voix claironnante, nous enseigner la même chose, et il ajoutait, lui, avec sa brutalité légendaire : – Si le malade en crève, c’est le malade qu’a tort.

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Nous allons probablement acheter le salon qui était la semaine dernière à l’étalage de Durand-Weil.

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Nous avons gardé ainsi, pendant trois ans, à Bourgneuf, un vieux chien jaune, à moitié aveugle, devant qui les chiens de mon père ont été forcés de s’incliner.

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– Je viens justement de rencontrer votre femme et vos fillettes qui tournaient le coin de la rue de la République.

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Tout le monde vous dira que c’est devenu l’une des plus agréables demeures de La Roche-sur-Yon.

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C’est elle qui a eu l’idée de s’adresser à Me Gabriel, la plus fameuse « gueule » du Palais, qui est aussi l’avocat le plus cher, elle encore qui a pensé que, puisque j’appartenais en quelque sorte à La Roche-sur-Yon, il serait digne que la Vendée soit représentée par son meilleur avocat.

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– C’est bien la place du Marché, là-bas ?

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Je suis allé à Caen vers cette époque, car ma tante venait de mourir.

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Dans mes vêtements de deuil, je suis allé le soir à la Brasserie Chandivert, que j’ai retrouvé presque la même, avec un peu plus de lumières.

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Nous devions nous retrouver l’un derrière l’autre, quelques instants plus tard, devant le guichet.

-Une seconde aller simple pour La Roche-sur-Yon.

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– Vous êtes de La Roche-sur-Yon?

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J’étais allé à Nantes pour conduire un malade qui devait être opéré d’urgence.

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J’ai perdu je ne sais combien de temps à assortir des boutons qu’elle aurait fot bien pu trouver à La Roche.

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– Vous ne connaissez pas Nantes?

– J’y suis arrivé ce matin.

– Vous allez pour longtemps à La Roche?

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Elle a souri, pourtant, en me regardant, alors que nous franchissions le pont de la Loire.

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Je vous ai décrit le bar américain de Nantes. Nous en avons un aussi, à La Roche-sur-Yon, depuis peu.

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Sorti pour une heure, sans pardessus, on le retrouve deux jours plus tard à La Rochelle ou à Bordeaux avec toute une bande qu’il a racolée n’importe où.

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J’étais avec une amie, dans un bar de la rue Washington, à Paris. Tu connais, peut-être, à gauche, près des Champs-Élysées.

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Elle est venue quand même à La Roche, mon juge. Elle a entrepris le voyage, avec ses deux valises, vers une petite ville qui lui était inconnue.

– Pourquoi es-tu passée par Nantes et t’yes-tu arrêtée?
– Parce que j’ai à Nantes une amie qui travaille au consulat de Belgique. Il me restait juste assez d’argent pour payer mon billet de chemin de fer et je ne voulais pas en demander à mon patron dès mon arrivée à La Roche.

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Ce n’est qu’un peu avant d’arriver à La Roche et en voyant que je rassemblais mes paquets qu’elle s’est mis de la poudre et du rouge à lèvres, puis qu’elle a essayé d’allumer une cigarette.

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Ecoute. Il est trop tôt pour téléphoner à Boquet et les Galeries n’ouvrent qu’à neuf heures. Je vais te déposer à l’Hôtel de l’Europe.

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La place Napoléon était vide quand le taxi s’est arrêté devant l’Hôtel de l’Europe.

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Et il y avait des petits paquets plein la banquette, y compris les fameux boutons pour une jaquette qu’Armande faisait faire selon son patron à elle par la meilleure couturière de la Roche-sur-Yon.

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J’avais besoin qu’elle prît son premier repas à La Roche-sur-Yon dans mon intimité et même, pensez ce que vous voudrez, qu’elle connut Armande dont je lui avais tant parlé.

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N’avais-je pas au moins deux confrères à La Roche-sur-Yon même, qui n’avaient pas une clientèle plus grosse que la mienne et se faisaient assister par une infirmière?

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Pour elles deux, tu es venu me trouver ce matin avec une recommandation du docteur Artari, de Paris que je connais un peu et que ma femme ne connaît pas.

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Mon nom est Englebert, me dit-elle, Martine Englebert… je suis Belge, de Liège.

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Je te présente une jeune fille que me recommande le docteur Artari, un médecin de Paris que je connais… Elle vient travailler à La Roche où elle ne connaît personne.

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C’est cela que m’a rappelé Caen.

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Quarante, cinquante malades par jour, mon juge, non seulement chez moi, mais en ville, dans les faubourgs, quelques-uns à la campagne, de sorte qu’à cause de nos chemins de Vendée je vivais en culottes de cheval et en bottes.

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Il fallait coûte que coûte, tout de suite, que nous nous connaissions, que nous achevions la connaissance totale, que nous allions jusqu’au bout de ce que nous avions commencé à Nantes sans le vouloir.

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Tout le monde vous dira à La Roche qu’elle s’est comportée et qu’elle se comporte encore comme une vraie mère.

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Pendant toute sa vie conjugale elle avait désiré avoir des enfants et elle m’avait consulté à ce sujet; elle avait vu tous mes confrères, elle était allée à Nantes, à Paris même pour recevoir de chacun la même réponse.

Son mari s’était fait tuer par un train, en gare de La Roche, à deux cents mètres de chez eux, et depuis, par peur de la solitude, elle louait son appartement du premier étage.

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Ce qui m’irritait, je pense, c’était de la retrouver exactement comme je l’avais vu dans le bar américain de Nantes, avec son sourire de magazine, que je commençais à haïr.

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C’est presque une pension de famille que fréquentent des fonctionnaires célibataires, des habitués, quelques voyageurs de commerce que passent périodiquement par La Roche.

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Frachon est un célibataire déplumé qui n’a aucune famille à La Roche – il prend justement ses repas au Chêne Vert – et que nous avons l’habitude, depuis des années, d’inviter au réveillon.

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Je suis allé à Liège.

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Son arrivée à La Roche-sur-Yon, par un décembre pluvieux, avec un crochet par Nantes pour y emprunter un peu d’argent, c’était, en somme, une sorte de suicide.

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D’accord avec Armande, je lui ai téléphone, chez lui, à Paris. À cause des sports d’hiver, je craignais qu’il fût pris par un confrère désireux de passer quelques semaines à Charmonix ou à Megève.

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Ainsi, il n’y a presque rien de changé dans la maison de La Roche.

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En ne touchant qu’à une partie de nos économies, je peux reprendre un cabinet dans les environs de Paris.

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Il y avait du soleil, à notre arrivée, sur la banlieue de Paris.

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Des quartiers entiers de Paris me faisaient peur, parce qu’ils étaient peuplés de fantômes, voire d’hommes en chair et en os que nous aurions pu rencontrer.

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Nous avons jeté notre dévolu, en fin de compte, après seulement quatre jours d’allées et venues, sur un cabinet situé à Issy-les-Moulineaux, au plus noir, au plus grouillant de la banlieue ouvrière.

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J’ai achetai, d’occasion, une petite voiture à deux places, une cinq chevaux, car Issy-les-Moulineaux est vaste comme une ville de province et j’y avais des clients dans tous les coins.

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Et c’étaient souvent des mots innocents, tenez, jusqu’à un nom de rue, la rue de Berri, où, paraît-il, existe un hôtel de passe. Je ne suis jamais passé par la rue de Berri depuis lors. Il existe à Paris un théâtre dont nous n’osions pas parler à cause de ce qui s’y était passé un soir dans une loge, quelques semaines avant le voyage de Nantes et de La Roche.

Il y avait certains taxis, reconnaissables à leur couleur particulière, les plus nombreux de Paris, hélas!

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A La Roche-sur-Yon elle avait peur d’Armande, peur de ma mère et de mes filles, de mes amis, de tout ce qui avait fait ma vie jusqu’alors.

A Issy-les-Moulineaux, elle a eu peur, au début, d’un genre d’existence qu’elle croyait susceptible de me décourager.

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Je l’ai battue dans notre petite voiture, un après-midi, en plein jour, tandis que nous roulions le long de la Seine…

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Elle appréhendait depuis le premier jour la nostalgie que je pourrais ressentir de La Roche et des miens.

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– Nous irons les passer dans ta ville natale, à Liège…

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J’ai vu la grande maison, rue Hors-Château, qu’elle m’avait si souvent décrite, et son fameux perron à rampe de fer forgé.

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J’ai compris surtout que je ne m’étais pas trompé, qu’elle ne m’avait pas menti, qu’un miracle, à Nantes – il n’y a pas d’autre mot – m’avait fait pressentir tout ce qu’il y avait en elle qui en faisait ma femme aujourd’hui.

Pourtant, à Liège même, juge, mes fantômes m’ont suivi.

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Les fleurs ont changé maintes fois dans les squares de Paris, notre sombre banlieue s’est éclairée, des gamins, des hommes en maillot de bain ont encombré les berges de la Seine, et nous trouvions toujours, à chaque tournant du chemin, une nouvelle étape à parcourir.

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Nous sommes allés tous les deux aux Sables-d’Olonne pour voir mes filles qu’Armande avait installées dans une villa.

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– Cela t’amuserait d’aller au Zoo de Vincennes ?

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Il y avait la Seine et ses péniches assoupies.

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Le jour même où le juge d’instruction Ernest Coméliau, 23 bis, rue de Saine, à Paris, recevait cette lettre, les journaux annonçaient que le docteur Charles Alavoine, né à Bourgneuf, en Vendée, c’était donné la mort dans des circonstances assez mystérieuses à l’infirmerie de la prison.

Première édition : Presses de la Cité, 1947,

15 décembre 1946.

Faire confiance c’est se destiner à être trompée. Photo de Megan Jorgensen.


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