I) Une double mise en intrigue
a) une
histoire d’amour et//ou une histoire de mort
Si Nous nous penchons sur le côté
dramaturgique des tragédies de Benserade, nous nous apercevrons immédiatement que
l’action se développe sur deux plans. La tension dramatique est portée au carré
grâce à la mise en œuvre de deux histoires, l’une tout aussi importante que
l’autre en ce qui concerne la compréhension de l’œuvre et du message véhiculé
par elle. Nous examinerons d’abord la mise en intrigue dans Cléopâtre puisque ici les deux intrigues
sont intrinsèquement liées et interdépendante.
Cette structure dramaturgique se montre particulièrement
appropriée pour mettre en exergue le système de la composition symétrique
bipolaire. Il s’opère un rapport gémellaire de la première et de la deuxième
histoire où l’on ressent l’existence simultanée de l’amour et de la mort, et tout
se passe comme si l’un se fondait dans l’autre.
Benserade joue sur ce qu’on peut presque
appeler une isolexie, le rapport intime et obscur entre l’amour et la mort. Leur
lien profond commence par le voisinage phonétique mais ne s’arrête pas là, les
choses vont plus loin. L’amour et la mort se rapprochent puisque leurs forces
sont égales, et s’éloignent en raison de leur nature différente. D’un côté, il
y l’amour, c’est une énergie positive et constructive. De l’autre côté, il
y a la mort, une énergie transformatrice et par là destructive. Avec les deux
intrigues nouées, l’auteur a la possibilité de nous plonger in medias res et de nous conduire
jusqu’à l’endroit ou les deux muthos
bifurquent.
Alors, nous avons, comme il vient d’être dit
plus haut, l’amour d’un côté et la mort de l’autre. Mais chacun de ses deux fils
de l’histoire se divise pour donner lieu à une nouvelle sous-intrigue, selon
les lois de l’art théâtral, une intrigue superficielle, c'est-à-dire
extérieure, et une savante, intérieure, provenant de l’univers intérieur du
héros, conditionnant son sort. La première se réfère à tout ce qui touche à
l’entourage du héros, c’est-à-dire les personnages et les circonstances conditionnant
sa vie. La seconde s’affaire à tout ce qui se trouve à l’intérieur de lui, qui ne concerne que lui, et on verra cela
dans un des chapitres ultérieurs.
Le point important de l’intrigue dans Cléopâtre est l’introduction d’un
élément souvent négligé parmi les auteurs classiques, mais respecté par
Benserade. C’est la partie de l’intrigue appelée reconnaissance et prise dans le sens qu’Aristote lui prête. Nous la
devons au génie de Benserade. Là encore, on voit l’ambigüité qui règne sur la
notion de vie et de mort. La mort est tellement présente qu’elle remplit déjà
les esprits de tout un chacun et pèse sur les individus. Les gens encore
vivants sont pris pour des morts (Cléopâtre). On n’envisage plus une autre
alternative. L’histoire d’amour et celle de mort vivent parallèlement, elles s’entrecroisent
et se déterminent mutuellement. La reconnaissance
apparaît au moment où Antoine se trouve déjà mi-vivant mi-mort (il se suicide
puisqu’il croit que Cléopâtre est morte), et apprend que cette dernière est
toujours en vie. Ce quiproquo qui s’est créé, c’est-à-dire qui a été
volontairement crée par Cléopâtre, introduit dans l’œuvre une ironie tragique,
puisque tout ce que Cléopâtre voulait s’était de faire croire à Antoine qu’elle
était morte pour qu’il puisse réévaluer son jugement envers elle et apaiser sa
jalousie. Mais cette situation produit un contre-effet et devient irréversible.
Il meurt en raison d’un malentendu mais cela lui permet de grandir en tant que
personnage car effectivement de l’égoïste jaloux et possessif il évolue vers un
homme désintéressé et généreux.
Plus loin dans le texte, un autre couple
antithétique se crée. Deux notions presque synonymiques sont mises en
opposition – triomphe et victoire. Peut-on
vaincre sans triompher ? La réponse est positive et l’auteur s’attèlera
pour nous montrer l’abîme qui existent entre ces deux concepts pourtant si
voisins. L’on peut vaincre sans triompher, et César le constate à la fin de la
tragédie.
Vaincre, certes,
veut dire l’emporter sur son adversaire et réduire les obstacles au néant, mais
le triomphe confère à la victoire la vraie grandeur, des ovations, un succès
indiscutable, convoité, évident. Il élève la victoire à l’apothéose, lui
confiant tout ce qu’il y a de plus sublime. On peut à la fois vaincre et être
vaincu. On peut l’emporter sur l’ennemi et pourtant perdre. Perdre beaucoup ou
perdre tout, et finir par se demander si la bataille valait la peine. Bien des
victoires font penser à celle de Pyrrhus.
Cependant, lorsqu’on triomphe, l’ambigüité
est levée. Triompher signifie surclasser l’ennemi, le dominer à tous points de
vue. Ce n’est pas ce qui se passe avec César lorsqu’il remporte la victoire sur
Antoine et Cléopâtre. Le vainqueur se rend maître des circonstances, ayant le
pouvoir de diriger les événements dans la direction que, lui, il assigne, néanmoins, la victoire n’implique pas
forcément – disons cela de manière brutale – la possession des ceux qui sont
vaincus, le triomphe si. C’est pour cela que César dans Cléopâtre est foncièrement malheureux et insatisfait de son succès.
La vie d’Antoine et de Cléopâtre ne lui appartient pas. Ce sont eux-mêmes qui
ont tranché sur leur destin et non pas lui. Ils ont enlevé ainsi une immense
partie de son pouvoir. Il s’est retrouvé politiquement dénudé devant Rome
entière. Et tout le vaste territoire d’Égypte n’a pas pu le couvrir. Il en
était conscient et une sorte de hargne latente se faisait sentir dans toutes
ses actions ultérieures, mais malheureusement, il n’y avait plus de remède. La
mort est invincible, et Antoine et Cléopâtre l’ont utilisé en tant que seule et
ultime arme qui était à leur disposition. César se demande presque
immédiatement après son entrée en scène :
Mets-tu cette victoire en un illustre rang,
Je l’estimerais plus m’ayant coûté du sang,
Antoine reste seul, que peut-il entreprendre ?
Je surmonte celui qu’on ne veut pas defender,
Je n’eusse rien gagné, s’il n’eût été haï,
Je suis victorieux, parce qu’il est trahi,
La lâcheté, le vice a fait que je dispose
D’un fruit de ma valeur, et du droit de ma cause,
L’on ne me vit jamais depuis que j’ai vécu
Devoir une victoire au Malheur du vaincu,
J’ai regret dans la peine où nous le voyons vivre
De voir des serviteurs le quitter pour me suivre,
J’accuse malgré moi leur défaut d’amitié,
Près d’eux, il m’est suspect, sans eux, j’en ai pitié,
Dans sa condition je plains le sort des maîtres,
Ceux qu’il a fait ingrats, ma vertu les fait traîtres.
César se rend bien compte qu’écraser un homme qui est déjà par terre n’a
rien de glorieux. Les forces ne sont pas égales, on ne fait que profiter d’une
situation qui nous a avantagés pendant un moment, et tout se passe comme si
l’on trichait. A l’acte IV, scène IV, après la mort d’Antoine, César se voit
obligé de le respecter, d’accepter sa propre défaite. Antoine, mort, l’a vaincu :
Dieux par ce triste exemple où le Malheur préside,
La fortune me rend, et superbe, et timide !
Antoine, je te plains, c’est l’orgueil, et l’amour
Devant l’injuste l’effort de ta haine ancienne,
Quand nous étions amis, ma gloire était la tienne,
Tu partageais l’honneur que les mortels me font
Et tes lauriers de même allaient jusqu’à mon front,
[…]
Rome te pleurera quoiqu’elle saigne encore,
Le mal qu’elle a reçu de ton ambition,
Lui laisse encore pour toi de l’inclination.
Au respect se joint l’admiration au dernier acte, à la dernière scène où
César apprend la mort de Cléopâtre. Il s’avoue vaincu et vainqueur :
La superbe réponse ! Elle tombe expirée,
Ô généreuse fille ! Ô chose inespérée !
Ha qu’une mort injuste en ce fatal moment
Dérobe à mon triomphe un superbe ornement !
Cléopâtre n’est plus ? Quoi, César l’a perdue ?
Je n’ai su triomphé d’une femme vaincue ?
Ô honte ! Ô déshonneur ! Peuple romain, Sénat,
Qui voulez que ma gloire ait de vous son éclat,
Ne vous amusez point à me faire une entrée,
Ce n’est pas la raison que Rome soit parée,
Je refuse l’honneur que vous me décernez,
Et vous me faites tort si vous me couronnez.
[…]
Ô la noble aventure !
que vainqueur en effet je triomphe en peinture,
J’eusse été glorieux si la reine eut vécu,
Mais les Romains diront, il dit qu’il a vaincu.
Je sais bien que ma gloire est en son plus haut
point,
Mais ce bel ornement y devait être joint :
Je la plains toutefois, mon cœur n’est pas de
roche,
Contre les traits puissants que la pitié décoche :
Je n’ose voir ses yeux de ténèbres couverts,
Ils peuvent plus fermés qu’ils ne firent ouverts,
Je ne vois plus ces lys mêlés avec des roses,
Ha que Rome à ma suite eut vu de belles choses !
D’un double mouvement je me sens combattu,
Dois-je plaindre sa perte ou louer sa vertu ?
La mort de Cléopâtre est généreuse et belle.
Je la plains pour moi seul, je l’estime pour elle,
Qui pourrait détourner le cours de ces malheurs,
Et qui se garderait d’un aspic sous des fleurs ?
La synonymie entre les mots victoire
et triomphe est entièrement remise en
question. Octave l’explique même en montrant les différences et le gouffre qui
les sépare. Benserade a réussi à mettre en opposition deux termes que l’on
pourrait confondre jusqu’à les prendre pour identiques. La transformation se
fait à vue d’œil et témoigne que les choses ne sont pas toujours ce qu’elles
paraissent être.
L’histoire de victoire et de triomphe se
joint à celle d’amour et de mort qui touche le début de notre commentaire.
Est-il possible de dresser une ligne de partage entre ces deux notions, et à
quel point peut-elle être respectée ? La réponse est dans l’agencement de
l’intrigue.
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