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LA SYMÉTRIE ET L'ANTITHÈSE DANS LE THÉÂTRE TRAGIQUE D'ISAAC DE BENSERADE (2)

Tags: mort nous


I)  Une double mise en intrigue


a)  une histoire d’amour et//ou une histoire de mort

Si Nous nous penchons sur le côté dramaturgique des tragédies de Benserade, nous nous apercevrons immédiatement que l’action se développe sur deux plans. La tension dramatique est portée au carré grâce à la mise en œuvre de deux histoires, l’une tout aussi importante que l’autre en ce qui concerne la compréhension de l’œuvre et du message véhiculé par elle. Nous examinerons d’abord la mise en intrigue dans Cléopâtre puisque ici les deux intrigues sont intrinsèquement liées et interdépendante.
Cette structure dramaturgique se montre particulièrement appropriée pour mettre en exergue le système de la composition symétrique bipolaire. Il s’opère un rapport gémellaire de la première et de la deuxième histoire où l’on ressent l’existence simultanée de l’amour et de la mort, et tout se passe comme si l’un se fondait dans l’autre.
Benserade joue sur ce qu’on peut presque appeler une isolexie, le rapport intime et obscur entre l’amour et la mort. Leur lien profond commence par le voisinage phonétique mais ne s’arrête pas là, les choses vont plus loin. L’amour et la mort se rapprochent puisque leurs forces sont égales, et s’éloignent en raison de leur nature différente. D’un côté, il y l’amour, c’est une énergie positive et constructive. De l’autre côté, il y a la mort, une énergie transformatrice et par là destructive. Avec les deux intrigues nouées, l’auteur a la possibilité de nous plonger in medias res et de nous conduire jusqu’à l’endroit ou les deux muthos bifurquent.
Alors, nous avons, comme il vient d’être dit plus haut, l’amour d’un côté et la mort de l’autre. Mais chacun de ses deux fils de l’histoire se divise pour donner lieu à une nouvelle sous-intrigue, selon les lois de l’art théâtral, une intrigue superficielle, c'est-à-dire extérieure, et une savante, intérieure, provenant de l’univers intérieur du héros, conditionnant son sort. La première se réfère à tout ce qui touche à l’entourage du héros, c’est-à-dire les personnages et les circonstances conditionnant sa vie. La seconde s’affaire à tout ce qui se trouve à l’intérieur  de lui, qui ne concerne que lui, et on verra cela dans un des chapitres ultérieurs. 
Le point important de l’intrigue dans Cléopâtre est l’introduction d’un élément souvent négligé parmi les auteurs classiques, mais respecté par Benserade. C’est la partie de l’intrigue appelée reconnaissance et prise dans le sens qu’Aristote lui prête. Nous la devons au génie de Benserade. Là encore, on voit l’ambigüité qui règne sur la notion de vie et de mort. La mort est tellement présente qu’elle remplit déjà les esprits de tout un chacun et pèse sur les individus. Les gens encore vivants sont pris pour des morts (Cléopâtre). On n’envisage plus une autre alternative. L’histoire d’amour et celle de mort vivent parallèlement, elles s’entrecroisent et se déterminent mutuellement. La reconnaissance apparaît au moment où Antoine se trouve déjà mi-vivant mi-mort (il se suicide puisqu’il croit que Cléopâtre est morte), et apprend que cette dernière est toujours en vie. Ce quiproquo qui s’est créé, c’est-à-dire qui a été volontairement crée par Cléopâtre, introduit dans l’œuvre une ironie tragique, puisque tout ce que Cléopâtre voulait s’était de faire croire à Antoine qu’elle était morte pour qu’il puisse réévaluer son jugement envers elle et apaiser sa jalousie. Mais cette situation produit un contre-effet et devient irréversible. Il meurt en raison d’un malentendu mais cela lui permet de grandir en tant que personnage car effectivement de l’égoïste jaloux et possessif il évolue vers un homme désintéressé et généreux.
Plus loin dans le texte, un autre couple antithétique se crée. Deux notions presque synonymiques sont mises en opposition –  triomphe et victoire. Peut-on vaincre sans triompher ? La réponse est positive et l’auteur s’attèlera pour nous montrer l’abîme qui existent entre ces deux concepts pourtant si voisins. L’on peut vaincre sans triompher, et César le constate à la fin de la tragédie.
Vaincre, certes, veut dire l’emporter sur son adversaire et réduire les obstacles au néant, mais le triomphe confère à la victoire la vraie grandeur, des ovations, un succès indiscutable, convoité, évident. Il élève la victoire à l’apothéose, lui confiant tout ce qu’il y a de plus sublime. On peut à la fois vaincre et être vaincu. On peut l’emporter sur l’ennemi et pourtant perdre. Perdre beaucoup ou perdre tout, et finir par se demander si la bataille valait la peine. Bien des victoires font penser à celle de Pyrrhus.
Cependant, lorsqu’on triomphe, l’ambigüité est levée. Triompher signifie surclasser l’ennemi, le dominer à tous points de vue. Ce n’est pas ce qui se passe avec César lorsqu’il remporte la victoire sur Antoine et Cléopâtre. Le vainqueur se rend maître des circonstances, ayant le pouvoir de diriger les événements dans la direction que, lui, il  assigne, néanmoins, la victoire n’implique pas forcément – disons cela de manière brutale – la possession des ceux qui sont vaincus, le triomphe si. C’est pour cela que César dans Cléopâtre est foncièrement malheureux et insatisfait de son succès. La vie d’Antoine et de Cléopâtre ne lui appartient pas. Ce sont eux-mêmes qui ont tranché sur leur destin et non pas lui. Ils ont enlevé ainsi une immense partie de son pouvoir. Il s’est retrouvé politiquement dénudé devant Rome entière. Et tout le vaste territoire d’Égypte n’a pas pu le couvrir. Il en était conscient et une sorte de hargne latente se faisait sentir dans toutes ses actions ultérieures, mais malheureusement, il n’y avait plus de remède. La mort est invincible, et Antoine et Cléopâtre l’ont utilisé en tant que seule et ultime arme qui était à leur disposition. César se demande presque immédiatement après son entrée en scène :

Mets-tu cette victoire en un illustre rang,
Je l’estimerais plus m’ayant coûté du sang,
Antoine reste seul, que peut-il entreprendre ?
Je surmonte celui qu’on ne veut pas defender,
Je n’eusse rien gagné, s’il n’eût été haï,
Je suis victorieux, parce qu’il est trahi,
La lâcheté, le vice a fait que je dispose
D’un fruit de ma valeur, et du droit de ma cause,
L’on ne me vit jamais depuis que j’ai vécu
Devoir une victoire au Malheur du vaincu,
J’ai regret dans la peine où nous le voyons vivre
De voir des serviteurs le quitter pour me suivre,
J’accuse malgré moi leur défaut d’amitié,
Près d’eux, il m’est suspect, sans eux, j’en ai pitié,
Dans sa condition je plains le sort des maîtres,
Ceux qu’il a fait ingrats, ma vertu les fait traîtres.

César se rend bien compte qu’écraser un homme qui est déjà par terre n’a rien de glorieux. Les forces ne sont pas égales, on ne fait que profiter d’une situation qui nous a avantagés pendant un moment, et tout se passe comme si l’on trichait. A l’acte IV, scène IV, après la mort d’Antoine, César se voit obligé de le respecter, d’accepter sa propre défaite. Antoine, mort, l’a vaincu :

Dieux par ce triste exemple où le Malheur préside,
La fortune me rend, et superbe, et timide !
Antoine, je te plains, c’est l’orgueil, et l’amour
Devant l’injuste l’effort de ta haine ancienne,
Quand nous étions amis, ma gloire était la tienne,
Tu partageais l’honneur que les mortels me font
Et tes lauriers de même allaient jusqu’à mon front,
[…]
Rome te pleurera quoiqu’elle saigne encore,
Le mal qu’elle a reçu de ton ambition,
Lui laisse encore pour toi de l’inclination.

      Au respect se joint l’admiration au dernier acte, à la dernière scène où César apprend la mort de Cléopâtre. Il s’avoue vaincu et vainqueur :

     La superbe réponse ! Elle tombe expirée,
     Ô généreuse fille ! Ô chose inespérée !
     Ha qu’une mort injuste en ce fatal moment
     Dérobe à mon triomphe un superbe ornement !
     Cléopâtre n’est plus ? Quoi, César l’a perdue ?
     Je n’ai su triomphé d’une femme vaincue ?
     Ô honte ! Ô déshonneur ! Peuple romain, Sénat,
     Qui voulez que ma gloire ait de vous son éclat,
     Ne vous amusez point à me faire une entrée,
     Ce n’est pas la raison que Rome soit parée,
     Je refuse l’honneur que vous me décernez,
     Et vous me faites tort si vous me couronnez.
[…]
          Ô la noble aventure !
que vainqueur en effet je triomphe en peinture,
J’eusse été glorieux si la reine eut vécu,
Mais les Romains diront, il dit qu’il a vaincu.
Je sais bien que ma gloire est en son plus haut point,
Mais ce bel ornement y devait être joint :
Je la plains toutefois, mon cœur n’est pas de roche,
Contre les traits puissants que la pitié décoche :
Je n’ose voir ses yeux de ténèbres couverts,
Ils peuvent plus fermés qu’ils ne firent ouverts,
Je ne vois plus ces lys mêlés avec des roses,
Ha que Rome à ma suite eut vu de belles choses !
D’un double mouvement je me sens combattu,
Dois-je plaindre sa perte ou louer sa vertu ?
La mort de Cléopâtre est généreuse et belle.
    Je la plains pour moi seul, je l’estime pour elle,
    Qui pourrait détourner le cours de ces malheurs,
    Et qui se garderait d’un aspic sous des fleurs ?

La synonymie entre les mots victoire et triomphe est entièrement remise en question. Octave l’explique même en montrant les différences et le gouffre qui les sépare. Benserade a réussi à mettre en opposition deux termes que l’on pourrait confondre jusqu’à les prendre pour identiques. La transformation se fait à vue d’œil et témoigne que les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent être.
L’histoire de victoire et de triomphe se joint à celle d’amour et de mort qui touche le début de notre commentaire. Est-il possible de dresser une ligne de partage entre ces deux notions, et à quel point peut-elle être respectée ? La réponse est dans l’agencement de l’intrigue.


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