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L'interprétation des histoires consistantes de la mécanique quantique

Je me suis intéressé récemment à l'interprétation des histoires consistantes de la mécanique quantique, et j'avoue avoir été assez convaincu par l'approche. Je vais me contenter, dans ce billet, de proposer une vulgarisation de cette interprétation.

L'espace des phases

Classiquement on peut se représenter l'état d'un système dans un espace des phases. Il s'agit d'un espace abstrait dont les coordonnées sont les degrés de liberté du système. Si par exemple une particule a une position et une vitesse, on prendra en abscisse sa position et en ordonnée sa vitesse. Chaque point de l'espace de configuration représente donc un état possible du système. Son état actuel est l'un de ces points, et son évolution temporelle peut être représentée par une trajectoire.

Dans un espace des phases, on peut représenter une propriété quelconque, éventuellement complexe, par une région de cet espace. Par exemple : "avoir une position supérieur à 0,7 et inférieur à 0,8" est une propriété qui correspondra à une certaine zone (une bande dans l'exemple ci-dessus). Mais on peut en fait imaginer n'importe quelle propriété. On pourrait par exemple s'intéresser à un système composé de milliers d'atomes, dont l'espace des phases aurait un nombre incalculable de dimensions (au moins 3 par atomes : leurs coordonnées de positions), chaque point de l'espace représentant une configuration possible de ces atomes, et on pourrait concevoir que la propriété "être un chat" corresponde à une certaine région de cet espace gigantesque : celle contenant tous les points dont l'arrangement correspond à un chat.

Si l'on part du principe qu'une propriété quelconque est une région de l'espace des phases, on peut introduire un formalisme logique comme suit :

  • La conjonction de deux propriétés ("A et B") correspond à l'intersection des régions de chaque propriété
  • La disjonction de deux propriétés ("A ou B") correspond à l'union des régions de chaque propriété
  • La négation d'une propriété ("non A") correspond au complément de sa région dans l'espace complet.

Ces trois opérateurs logiques sont suffisant pour définir la logique classique. Tout ceci correspond à ce qu'on appelle les diagrammes de Venn (voir l'image, pour les propriétés "être une lettre de l'alphabet romain / grec / cyrillique").

Selon ce point de vue, attribuer une propriété à un système physique revient à le situer dans une région de l'espace des phases.

Bien sûr on peut être peu satisfait de ces notions de propriété du type "tout ou rien". Mais rien ne nous empêche d'introduire des probabilités. Celles-ci peuvent servir soit à définir des propriétés "floues", soit, de manière équivalente, à indiquer notre incertitude quant à l'état réel d'un système.

Concrètement, ceci prendra la forme d'une répartition de probabilité sur l'espace des phases. On associe un nombre à chaque point de l'espace, représentant le degré de probabilité que le système s'y trouve. Pour connaître la probabilité que le système ait une propriété (de type tout ou rien), il suffit d'intégrer ces degrés (d'en faire la somme) sur la région correspondant à cette propriété (si par exemple l'espace des phases est un axe, la probabilité associée à une propriété donnée correspondra au calcul d'une surface : voir l'image ci-dessus).

Avec cette extension, on retrouve alors le calcul classique des probabilités : celles-ci on une valeur entre 0 et 1, la probabilité de l'espace des phases dans son ensemble est de 1 et si deux propriétés sont disjointes, alors la probabilité de leur conjonction est la somme de leurs probabilités respectives. C'est, en substance, ce qu'affirment les axiomes de Kolmogorov.

L'espace de Hilbert

Bon, jusqu'ici on est dans un cadre classique. Passons maintenant à la physique quantique. On peut analyser de manière similaire l'espace de Hilbert, qui est l'espace dans lequel sont définis les fonctions d'ondes, représentant les états des systèmes physiques, ainsi que les opérateurs correspondant aux observations possibles, aux résultats de mesure, ou encore aux équations d'évolution de ces systèmes. Autant dire que l'espace de Hilbert joue un rôle central en mécanique quantique.

Il existe une manière assez naturelle de l'interpréter comme un espace des phases, et qui, poussée à son terme, aboutit à ce qu'on appelle les logiques quantiques.

Dans l'espace de Hilbert, les états possibles du système ne sont plus des points mais des axes passant par l'origine. Une propriété quelconque n'est plus représentée par une région (une somme de points) mais par un sous espace passant par l'origine (qui peut être défini par plusieurs axes orthogonaux, par exemple un plan).

Au passage il faut bien voir que nous avons grandement multiplié les dimensions de notre espace. Ainsi un axe de l'espace ne correspond plus à un seul degré de liberté du système (par exemple la position d'une particule), mais il y a un axe pour chaque valeur possible que peut prendre ce degré de liberté (un axe par position possible). Dans cette représentation, un type de propriété (comme "position") ne correspond plus à un axe précis, mais à un référentiel de l'espace de Hilbert, ou à un repère, c'est à dire un système de coordonnées à part entière dans cet espace qui consiste à sélectionner des axes perpendiculaires entre eux (orthogonaux).

On voit également que l'état possible d'un système n'a pas à correspondre à des valeurs de propriétés bien définies. Si par exemple deux positions possibles correspondent à deux axes, il existe une infinité d'états sur le plan que forment ces deux axes. On ne pourra dire d'aucun de ces états qu'il correspond à l'une ou l'autre de ces valeurs de position, sauf quand ils coïncident avec l'un des deux axes.

On peut alors définir les opérations logiques suivantes sur les propriétés :

  • La conjonction de deux propriétés ("A et B") correspond à l'intersection des sous-espaces de chaque propriété (par exemple, l'intersection de deux plans est un axe).
  • La disjonction de deux propriétés ("A ou B") correspond au produit de leurs sous-espaces. Par exemple, le produit de deux axes est un plan, et le produit d'un plan et d'un axe est un volume à trois dimensions.
  • La négation d'une propriété ("non A") correspond au complémentaire de son sous-espace. Le complémentaire d'un sous-espace A est tel que "A ou non A'" nous donne l'espace complet. Par exemple dans un espace à 3 dimensions, le complémentaire d'un plan est un axe perpendiculaire à ce plan, et inversement.

Tout comme dans le cas classique, on peut envisager une répartition de probabilité sur ces propriétés, qui consistera à pondérer chaque axe de l'espace des phases par un coefficient.

Le problème est qu'avec cette représentation on ne retrouve ni les inférences de la logique standard, ni le calcul standard des probabilités. Si l'on prend cette représentation au sérieux, nous devons adopter une logique quantique dont les règles sont différentes. Une de ses caractéristiques est notamment qu'elle n'est pas distributive ("A et (B ou C)" n'est pas équivalent à "(A et B ) ou (A et C)"), ce qui est assez contre-intuitif ("Ceci est un chat mort ou vivant" n'est pas équivalent à "ceci est soit un chat mort, soit un chat vivant").

Les cadres ("framework")

Il existe cependant un moyen de restaurer les règles classiques de la logique et des probabilités. Il s'agit de restreindre les possibilités d'expression du langage, en décrétant que certaines propositions logiques sont dénuées de signification. On décrétera notamment que la disjonction ou la conjonction de deux propriétés n'ont de sens que si les sous-espaces correspondant à ces propriétés sont orthogonaux. C'est ce que propose le formalise des histoires consistantes.

Ces contraintes reviennent à imposer à l'utilisateur de la logique de choisir un cadre (framework) dans lequel ses expressions prennent un sens. Le choix est arbitraire : rien n'empêche de choisir un autre cadre, mais il est interdit de combiner les cadres, c'est à dire de faire des inférences logiques à partir de propositions exprimées dans des cadres différents.

On peut définir un cadre comme un ensemble de propriétés telles que leurs conjonctions respectives est toujours nulle (elles sont orthogonales) et leur disjonction couvre tout l'espace des états. Autrement dit, c'est une manière de découper l'espace des états en propriétés distinctes (l'équivalent, dans un système classique, serait une partition de l'espace des phases en régions disjointes. Voir l'image.). Si par exemple notre espace a trois dimensions, les différents cadres possibles sont : soit trois axes orthogonaux, soit un plan et un axe orthogonal à ce plan, soit l'espace dans son ensemble (qui est un cadre assez peu utile).

Il existe des relations intéressantes entre les différents cadres. Par exemple, il est possible d'affiner un cadre en décomposant l'une de ses propriétés en sous-propriétés, dont elle est la disjonction (en définissant un plan à partir de deux axes orthogonaux). Il y a toujours plusieurs façons mutuellement incompatibles d'affiner un cadre (puisqu'il existe plusieurs façons de choisir deux axes orthogonaux sur un plan). Il est aussi possible d'épaissir un cadre en fusionnant deux de ses propriétés (prendre un plan au lieu de deux axes).

Des cadres sont dis compatibles si toutes leurs propriétés caractéristiques sont orthogonales deux à deux. On peut montrer que dans ce cas les cadres ont un affinement commun, c'est à dire un cadre plus fin qui permet de définir ces deux cadres. (par exemple, si l'on prend un espace à trois dimensions, x, y et z, on aurait un cadre formé du plan (x, y) et de l'axe z, et un autre formé du plan (x, z) et de l'axe y. Ils sont compatibles, et ont un affinement commun, formé des trois axes x, y et z). La notion de compatibilité est symétrique et réflexive, mais pas transitive : si un cadre X est compatible avec Y et Y avec Z, ça ne signifie pas que X et Z soient compatibles. La notion de compatibilité est une caractéristique des espaces de Hilbert. Dans un système classique, tous les cadres sont compatibles, et ils ont un affinement commun, qui consiste à considérer leurs intersections, ou à la limite, chaque point de l'espace des phases. Mais dans un espace de Hilbert, ça ne fonctionne plus.

Quand deux cadres sont compatibles, on peut utiliser la logique et les probabilités dans ces deux cadres sans problème.

Un cadre est donc en quelque sorte un repère, un référentiel dans l'espace des phases, un découpage de celui-ci en coordonnées, mais qui peut être grossier et ne pas distinguer différentes propriétés.

Si l'on adopte un cadre, on peut voir l'état d'un système (une fonction d'onde) comme définissant une répartition de probabilités sur un ensemble de propriétés (celles du cadre), et le calcul standard des probabilités est applicable. Le cadre spécifie un ensemble de propriétés possibles que le système peut avoir, qui sont disjonctives (le système a au moins l'une d'entre elles, et une seule) et ne s'intéresse pas aux autres propriétés.

On peut prendre l'image (que j'emprunte à Griffith) de différents points de vues sur une montagne, par exemple l'un vue du nord et l'autre du sud. On pourrait dire que d'un point de vue il est possible d'avoir une vision plus ou moins fine ou grossière (si l'on fait mal la mise au point), mais ces différentes vues donneront des images compatibles. Cependant la perspective nord et sud sont incompatibles (et contrairement au cas d'une montagne, où on peut forger une représentation en 3 dimensions contenant tous les points de vues possibles, ce n'est plus vraiment possible ici, sauf à adopter une logique quantique). Peut-être même, pour pousser l'analogie, qu'un point de vue grossier serait compatible avec plusieurs points de vue plus fins légèrement distincts, incompatibles entre eux. Adopter un cadre c'est donc en quelque sorte choisir une perspective sur cette montagne, et une mise au point.

Les histoires consistantes

Il est possible d'étendre tous ces concepts à un système qui évolue au cours du temps. De la même façon que quand on joue à pile ou face, lancer trois pièces simultanément, ou la même pièce trois fois de suite nous donne le même espace de possibilités (2x2x2=8 possibilités), il suffit de considérer les états successifs du système à différents instants discrets du temps pour définir un espace de Hilbert plus large (dans le jargon, on parle du produit tensoriel d'espaces de Hilbert).

De la même façon on peut alors définir des cadres, qui correspondent à un découpage de chaque état instantané en propriétés. Cependant dans le cas dynamique certaines subtilités s'ajoutent. En particulier on considérera uniquement des instants discrets du temps, et il faut des conditions supplémentaires pour que les règles de la logique classique puissent être appliquées, qui dépendent de ce qu'on appelle l'hamiltonien du système (son opérateur d'évolution). On parle alors de cadre consistant.

Dans le cas statique, adopter un cadre consistait à adopter un ensemble de propriétés disjonctives pour décrire le système, définissant des états possibles. Dans le cas dynamique, adopter un cadre revient à adopter une famille d'histoires possibles, une histoire étant simplement une succession de propriétés définies, indexées dans le temps, comme le serait par exemple une succession de "pile" et de "face" pour une pièce qu'on lancerait plusieurs fois. Dans le cas statique, la fonction d'onde nous permet d'obtenir une répartition de probabilités sur des propriétés possibles. Ici, on obtient une répartition de probabilités sur des histoires possibles.

Du fait que le calcul des probabilités standard peut être retrouvé, la structure de ces histoire consistantes correspondra à un arbre dont les branches correspondent à des déroulements différents à partir de l'état initial du système.

L'approche des histoires consistantes consiste donc simplement à nous dire ceci : une fois qu'on a choisi un cadre, une façon de décrire le système, l'ensemble des paradoxes de la mécanique quantique disparaissent. Il n'y a plus de problème de non-localité, de superposition d'états, de rétro-causalité ou que sais-je. Nous avons simplement un système qui évolue au cours du temps de manière aléatoire, certes, mais il est possible de connaître les probabilités que le système se trouve dans tel ou tel état, de faire des inférences et d'utiliser le calcul des probabilités standard.

En outre on peut comprendre également comment passer d'une description quantique à une description classique. Il suffit d'assimiler les mesures macroscopiques effectuées sur un système microscopique à un cadre grossier. Il est possible de montrer, avec la théorie de la décohérence, que ces cadres grossiers dits "quasi-classiques" seront en général consistants, ou suffisamment proche d'un cadre consistant pour qu'on n'ait pas à s'en préoccuper.

Mais qu'est-ce qu'un cadre ?

L'interprétation des histoires consistantes promet donc de résoudre tous les paradoxes de la mécanique quantique de manière simple et parcimonieuse. Il s'agit, pour reprendre les mots de Griffith, de "détrôner" la fonction d'onde : en effet celle-ci ne joue plus de rôle central dans ce formalisme, et on peut même complètement l'éliminer.

En effet dans cette interprétation, il n'est plus nécessaire de prendre en compte l'état initial du système et de le traduire sous forme de fonction d'onde qu'on fera évoluer au cours du temps. On peut se satisfaire de l'hamiltonien du système (son opérateur d'évolution) : celui-ci nous permet déjà de calculer, pour un cadre, les probabilités de chaque histoire consistante, c'est à dire de chaque succession de propriétés. L'état initial du système sera alors simplement l'un des éléments de ces histoires, à savoir la première propriété de chaque histoire possible (ou une répartition de probabilités).

Une représentation équivalente consisterait à associer ces histoires consistantes à des probabilités conditionnelles entre propriétés à différents instants. Il suffit alors de considérer l'état initial pour connaître certaines probabilités aux instants suivants, ou encore un déroulement sous forme d'arbre. Dans tous les cas, seul l'hamiltonien du système est mis à contribution : pas besoin de fonction d'onde. Voilà qui devrait faire plaisir aux métaphysiciens qui s'échignent à essayer de comprendre ce que peut bien représenter ce mystérieux objet...

Cette simplicité, cependant, a un prix, et ce prix est la relativité de ce type de description à un cadre, dont le choix est entièrement arbitraire, et à l'impossibilité de changer de cadre lors d'un raisonnement logique ou probabiliste. Cette contrainte peut sembler un peu mystérieuse. Pourquoi donc serait-il impossible de décrire l'état d'un système de manière complète et définitive ? Pourquoi sommes nous obligés de choisir un cadre ?

En effet les cadres n'existent pas dans le monde, et il ne faut pas, selon la théorie des histoires consistantes, considérer qu'il existe un "bon cadre" (qui correspondrait à ce qu'on mesure en effet sur le système). Il ne faut pas confondre ce qu'on mesure et les propriétés microscopiques du système. Le formalisme des histoires consistantes s'intéresse aux propriétés des systèmes microscopiques, pas aux expériences qu'on réalise sur eux. En particulier, il est toujours possible d'adopter un cadre qui n'a rien à voir avec ce qui est mesuré sur le système. Ce cadre sera certainement peu utile (on n'obtiendra que des probabilités au lieu de valeurs déterminées pour les propriétés auxquelles on s'intéresse) mais qu'importe : c'est un choix possible.

On peut voir les choses un peu comme ceci : il existerait plusieurs langages pour décrire le monde, et ces langages ne peuvent être utilisés simultanément sous peine de contradiction logique. Tout ce que nous fournit la théorie quantique, ce sont des règles d'utilisation de ces différents langages et des moyens de les traduire entre eux. Mais toute affirmation sur le monde reste relative à un langage, sans qu'on ne puisse dire d'aucun qu'il est le "bon" langage.

Toutes les interprétations de la mécanique quantique ont un prix à payer, mais finalement celui-ci n'est peut être pas si grand.



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