Get Even More Visitors To Your Blog, Upgrade To A Business Listing >>

La philosophie inutile ? Dépassée par les sciences ? Sur les malentendus du positivisme naïf.

Tags: philosophie

J'avoue avoir du mal à comprendre la raison pour laquelle certains scientifiques (généralement des physiciens médiatiques) s'évertuent à déclarer la mort de la Philosophie (voir ici et  là). Il y a comme des relents de guerre des sciences dans tout ça. Je veux parler de l'époque (les années 70-80) où la sociologie développait son "programme fort", résolument relativiste, visant à réduire l'édifice scientifique à une construction sociale. Ce projet est bel et bien mort et pour ma part je n'aurai aucun mal à me situer du côté des sciences dites "dures" dans ce débat. En tout cas pour ce qui est de la conception qu'il faut avoir de la vérité, de l'objectivité et du but de la science : découvrir ce qui existe indépendamment de nous et de nos façons de les concevoir. Il ne s'agirait pas de nier les apports de l'époque, et notamment les critiques qu'on peut faire à un positivisme naïf qui dirait que nous ne faisons que poser des hypothèses pour les confronter à l'expérience (comme si la réalité nous répondait par "oui" ou par "non"). Nombreux sont les facteurs non empiriques qui participent à la construction des théories : la recherche de simplicité, d'unification, et même le conservatisme quand aucune alternative à nos théories se présente à l'horizon. Mais si l'on considère la communauté scientifique au sens large et sur le long terme c'est bien quelque-chose comme la vérité et l'objectivité qui est visé dans les sciences et leur succès atteste d'une certaine réussite dans cette entreprise.

Nous ne sommes plus à l'époque de la guerre des sciences. Les relativistes ont montré une certaine faiblesse, n'ayant pas d'exemples convaincants à fournir d'une véritable emprise culturelle sur les résultats empiriques, et leur conception du langage et de la signification (l'idée qu'il y aurait des schèmes conceptuels incommensurables) s'avère difficilement défendable. Beaucoup de philosophes contemporains en conviennent. Nous sommes plutôt dans une époque où la philosophie des sciences tient la science en respect et essaie de lui donner sens, par exemple en tentant d'élaborer des formes de réalisme cohérentes et qui évitent l'inflation métaphysique : un entre-deux difficile à maintenir, mais c'est notre boulot...

Pourquoi alors ces attaques ? La guerre des sciences que ces acteurs tentent de raviver est cette fois initiée non pas par les sciences humaines mais par les sciences dures. Ce sont les sciences humaines, et en particulier la philosophie, qu'on veut décrédibiliser comme une entreprise inutile qui a fait son temps. Les physiciens n'ont pas besoin de philosophie : eux seuls sont à même de dévoiler la nature du monde. La philosophie ne progresse pas. Les poncifs habituels issus d'une méconnaissance de la discipline. Ce qu'on peut pardonner à l'homme de la rue pour qui la philosophie n'est qu'un ensemble de questions insolubles du type "pourquoi y a-t-il quelque-chose plutôt que rien ?" (question qui, il est vrai, a occupé les métaphysiciens à une certaine époque), difficile de l'accepter venant de personnes du monde universitaire

Il semble y avoir un gros malentendu dans cette résurgence de positivisme. Tout d'abord il faudrait savoir de quelle philosophie on parle. Ces physiciens semblent ne rien y connaître puisqu'ils parlent souvent de "la philosophie" comme si cette discipline n'avait de multiples objets : l'éthique, l'esthétique, la philosophie politique, l'histoire de la philosophie, la philosophie du langage, de l'esprit, des mathématiques, de la connaissance, la métaphysique... Et bien sûr la philosophie des sciences. Et cette dernière se décline encore en deux branches : l'épistémologie et la métaphysique des sciences.

S'il s'agit d'éthique ou de philosophie politique on verra sans mal que les dire morte c'est, pour un physicien, s'aventurer en dehors de son domaine de compétence--sauf à nous proposer une physique du bien et du mal, ou de la décision politique, ou de la justice, ce qu'ils ne font pas. Quant à juger de leur utilité, je pense que ce n'est pas un secret que nos constitutions démocratiques sont fondées sur des principes philosophiques (et je n'ai rien contre l'idée de les critiquer mais alors on fait de la philosophie). Concentrons nous donc sur la philosophie des sciences.

Sur son versant épistémologique, c'est à dire quand il s'agit de se questionner sur le statut de la connaissance scientifique (que peut-on connaître de la réalité ? Que nous apprennent exactement les sciences ?) il me semble que ces scientifiques perçoivent une menace. Les commentateurs qui déclarent la philosophie morte sont souvent d'ardents défenseurs de la rationalité scientifique face aux pseudo-sciences mystiques et aux idéologies religieuses comme le créationnisme. Ces mouvements remettent en question l'autorité des sciences. Se questionner sur les limites éventuelles de la connaissance n'est-ce pas faire leur jeu ?

S'il suffisait de se voiler la face pour répondre aux personnes qui remettent en cause la légitimité des sciences... Il me semble que voir la philosophie comme une menace c'est se priver d'un allié précieux. Car les réponses des scientifiques laissent souvent à désirer par leur simplisme (comment ça, nous n'avons pas abandonné la théorie de Newton face à l'orbite récalcitrante de Mercure ? Quoi ? Les scientifiques ont développé pendant des décennies des hypothèses farfelues pour maintenir l'hypothèse de l'éther, malgré son incompatibilité avec l'expérience ? Les instruments de mesure qui nous servent à vérifier les théories sont calibrés sur ces mêmes théories me dites vous ? (LIGO est un exemple récent) Et Newton définit la masse à partir de la force et la force à partir de la masse ? Donc on ne mesure jamais l'un dans présupposer l'autre ?). Il y a des complications, et elles sont nombreuses, à la confrontation des théories à l'expérience. Une théorie n'est pas un ensemble d'hypothèses isolées qu'on confronte indépendamment à l'expérience : c'est un bloc unifié à partir duquel nous construisons des modèles, sur la base d'hypothèses "raisonnables" et de postulats méthodologiques qui eux mêmes ne sont pas directement testés. C'est une des leçons importantes de la philosophie des sciences. Et les théories ne sont pas "vraies jusqu'à preuve du contraire" mais jusqu'à ce qu'une autre prenne le dessus. C'en est une autre.

Il est de bon ton de rappeler que le positivisme, qui affirme qu'une théorie est strictement vérifiable et que seules les théories vérifiables constituent une connaissance légitime, est d'abord une philosophie, et une philosophie qui a fait son temps : elle a connu son heure de gloire dans la première moitié du 20ème siècle, avec l'empirisme logique (et des figures fondatrices de la philosophie des sciences contemporaine comme Carnap ou Reichenbach), mais a été abandonné sous le coup des critiques internes et externes (de Kuhn, de Quine). Voilà donc précisément un domaine où la philosophie a fait des progrès... Mais peut être pas dans le sens souhaité par ces commentateurs.

Tout ça est embêtant pour qui veut défendre la science garante de l'objectivité face aux lubies créationnistes ou mystiques. Non tout n'est pas strictement vérifiable. Non il n'y a pas vraiment de science sans quelques présupposés métaphysique (ne serait-ce que ceux-ci : la nature est simple, structurée, unifiée dans ces principes, connaissable). Et oui, le développement des théories se fait historiquement suivant des critères pragmatiques et en partie suit des contraintes sociologiques. Mais nier ces aspects n'est certainement pas une solution.

Car il ne faudrait pas se méprendre sur le rôle de l'épistémologie : à mon sens son rôle est, à son meilleur, de donner sens à la rationalité scientifique. Quand par exemple on se questionne sur le problème de l'induction (comment sait-on que le soleil se lèvera encore demain ?) il ne s'agit pas de mettre en doute nos connaissances mais de se demander ce qui les fonde. C'est un fait, un scientifique n'a pas à se poser ce genre de question pour faire de la science. Il peut se contenter de dire "bien sûr on le sait qui en doute ?". Mais aucun philosophe n'en doute non plus ! Reste que ça pose question sur ce que signifie "savoir" : est-ce une attitude essentiellement pragmatique ? Ou y a-t-il plus que ça ?

Il est clair alors que les questions du philosophe se situent sur un plan distinct de celle des scientifiques et des créationnistes. L'idée n'est pas comme le créationnisme de nier la validité de certaines théories, ni de placer le créationnisme sur le même plan que la théorie de l'évolution mais de comprendre ce qui les différencie (et même sur un plan purement pragmatique il est facile de voir que le créationnisme ne tient pas la route, aucun besoin d'être réaliste. On voit que le question est indépendante). Le philosophe ne cherche pas à remettre en cause la rationalité du scientifique mais à l'expliquer, à la resituer dans un contexte plus large : celui de l'acquisition des connaissances. Et il est deux choses à peu près certaines : tout ça est plus compliqué qu'un positiviste pourrait le croire, et la science ne répond pas elle même à ce type de questions. Toutes les réponses qu'on pourra leur apporter seront compatibles avec nos meilleurs théories. Et c'est un fait que les scientifiques ont été eux-mêmes partagés sur ces questions à une époque où ils étaient encore érudits en philosophie (Mach, Boltzman, Poincaré, Duhem, Bohr ont entretenu différentes formes d'anti-réalisme à propos des sciences, à l'inverse d'autres comme Planck).

Donc quand des physiciens médiatisés nous disent aujourd'hui que la philosophie est morte, ne nous y trompons pas : il ne faut pas y voir autre chose qu'une façon d'imposer leur propre philosophie naïvement réaliste, non questionnée, de non érudit philosophique, mêlée de confusion sur le type de questions que la philosophie se pose (voir ici un exemple de confusion sur le problème de l'induction chez un blogger vulgarisateur pourtant talentueux).

Pour répondre aux questions du philosophe un physicien non érudit devra se contenter d'agiter le mains : "mais si, ça marche ! C'est la science !" quand un philosophe trouvera naturel, par exemple, de chercher des réponses dans la philosophie du langage puisqu'elle questionne elle aussi le rapport entre représentation et réalité. Encore une fois : ramener les choses à une vision d'ensemble plus large, établir des liens, chercher à obtenir une représentation cohérente du monde. C'est un apport de la philosophie du langage (Kripke, Putnam) que d'avoir montré, par exemple, que la signification des termes se réduit difficilement à un ensemble de descriptions qu'on aurait en tête comme on peut le penser naturellement : "or" n'est pas l'équivalent de "métal jaune", ni "acide" l'équivalent de "composé qui colore la papier tournesol et a un goût acide" (ce n'est pas le cas de tous les acides). Le concept vise la cause des manifestations et non les manifestations elles mêmes, celles ci pouvant être révisés au fur et à mesure que l'enquête progresse. Un argument contre le positiviste qui voudrait que tout soit simplement vérifiable, mais aussi contre le relativiste qui voudrait que nos concepts changent chaque fois qu'on change de théorie, et un aspect du fonctionnement du langage qui éclaire le statut de la représentation scientifique. Encore un progrès dans notre compréhension des choses en somme.

Voilà donc déjà quelques réponses : oui, la philosophie progresse, non, elle ne menace pas la science puisqu'elle se place sur un plan différent, et non, ses questions ne sont pas sans intérêt puisqu'elles peuvent aider à comprendre ce que recouvre la rationalité scientifique et pourquoi "tout ne se vaut pas". Elle est mieux à même que le scientifique lui-même de répondre au créationnisme, même si sa réponse sera peut-être plus nuancée. Mais qui croit encore que les choses sont toujours simples ?

Les attaques des scientifiques contre la philosophie ne reflètent que leur confusion, leur incapacité à distinguer ce qui chez eux relève d'une position philosophique et ce qui concerne le contenu de leur discipline (il est frappant pour un philosophe de constater à quel point les scientifiques sont catégoriques et véhéments, même entre eux, quand ils défendent une position philosophique, par exemple sur la question du libre arbitre. On les verra défendre que la physique donne une réponse indiscutable à cette question (dans un sens ou dans l'autre) quand le philosophe aura tendance à y voir une position parmi d'autres dans l'espace des possibles et à considérer calmement les arguments pour et contre, bien sûr jamais décisifs). Ces sorties pleines d'arrogance contre la philosophie accompagnées d'une ignorance manifeste de ce qu'elle est, et d'une absence de recul sont assez déplorables et on devrait défendre une déontologie minimale dans les milieux académiques qui consisterait à ne pas juger à l'emporte pièce une discipline dont on ne connait rien.

Il resterait à examiner l'aspect métaphysique qui est peut être plus critiquable à première vue, puisque la métaphysique s'intéresse à la nature de la réalité. Ici les critiques sont également interne à la philosophie puisque de nombreux philosophes sont peu enclins à la métaphysique. Est-ce aux sciences de nous dire si le monde est déterministe ? Peut-on le savoir depuis son fauteuil ? Pour répondre à ceci je ferai plusieurs remarques.

Une première remarque est qu'un théoricien de la physique ne se lève pas plus de son fauteuil qu'un philosophe. Certes il s'appuie sur des résultats empiriques, mais le philosophe des sciences aussi s'il tient compte du contenu des sciences. Et il le fait bien sûr puisque c'est l'objet de la métaphysique des sciences que d'interpréter les théories.

Une seconde remarque : les questions que se posent le philosophe se situent encore une fois sur un plan légèrement distinct, même si la distinction est moins nette. Le réductionnisme ou le déterminisme, ou la question de la nature du temps, de sa directionalité, ou de ce que sont les lois de la nature, nous demande également de replacer le contenu de la physique dans un cadre plus large. On se questionnera par exemple sur le fait que le monde puisse entièrement être décrit par la physique (encore une fois la philosophie du langage peut avoir son intérêt : le langage courant se réduit-il à un langage physicaliste ?). On cherchera à unifier nos connaissances : celles des différentes disciplines comme la chimie, la biologie et les sciences cognitives, ou encore nos connaissances de sens commun, nos intuitions, qu'on peut impliquer malgré nous quand on interprète une théorie physique. Une théorie physique n'est en soi déterministe ou non que si elle est interprétée, et le métaphysicien se demandera ce que recouvre cette interprétation (quand peut-on dire qu'une théorie est déterministe ? Est-ce ça implique forcément que le monde l'est ? Quelles conséquences pour nos autres concepts ?).

Une troisième remarque : l'expérience ne répond pas à ces questions. Les théories scientifiques, si elles sont vraies, apportent des contraintes importantes sur ce qui est envisageable ou non, elles informent la métaphysique mais ne constituent jamais le dernier mot. On pouvait être facilement déterministe il y a deux siècles, on peut ne pas l'être aujourd'hui avec la mécanique quantique (mais on peut toujours l'être). Et même le sens suivant lequel elles sont "vraies" peut être discuté (ce qui nous ramène à l'épistémologie : encore une fois, le contexte large).

Enfin une quatrième remarque : même si l'on pense, comme certains philosophes, que les questions métaphysiques sont sans réponses, on peut voir une certaine utilité dans la métaphysique : celle de clarifier nos concepts, d'apprendre à "bien penser", de dissoudre les confusions linguistiques et d'assurer une cohérence conceptuelle, et ceci peut être utile à l'avancement de la science. N'oublions pas qu'Einstein était au fait des débats philosophiques sur la nature de l'espace, et Darwin de ceux sur ce qu'est une espèce animale (avec des précurseurs à la théorie de l'évolution souvent oubliés). Les fondateurs de la mécanique quantique étaient profondément influencés par les empiristes logiques. Les travaux sur la logique et les fondations des mathématiques ont permit l'émergence de l'informatique, ceux sur la théorie des jeux celle de l'économie et certaines positions en philosophie de l'esprit (notamment le béhaviorisme) on préparé l'avènement de la psychologie scientifique. Si la philosophie peut sembler inutile au scientifique qui étend une théorie bien établie à de nouveaux domaines, son utilité ne se révèle jamais tant que dans les révolutions scientifiques, ou quand il s'agit de fonder une nouvelle discipline, c'est à dire quand il s'agit de questionner nos propres concepts plutôt que d'en faire usage. Qui sait si les débats d'aujourd'hui, par exemple en philosophie de l'esprit, sur l'interprétation de la mécanique quantique ou sur le statut des lois de la nature, celui de la causalité et celui du temps, et même pourquoi pas sur la question du réalisme, ne sont pas en train de préparer la science de demain ?

Enfin quant à savoir si la métaphysique s'intéresse à des questions sans réponses, laissons les philosophes en juger (c'est un débat bien réel), mais ce n'est certainement pas en s'appuyant sur une métaphysique naïve frappée au coin du bon sens mais pleine de contradiction, et qu'on ne questionnera pas, comme si elle allait de soi, qu'on mettra un terme au débat.

Je renvoi à cet article (en anglais) qui propose un argumentaire complémentaire sur le rôle de la philosophie.



This post first appeared on Un Grain De Sable, please read the originial post: here

Share the post

La philosophie inutile ? Dépassée par les sciences ? Sur les malentendus du positivisme naïf.

×

Subscribe to Un Grain De Sable

Get updates delivered right to your inbox!

Thank you for your subscription

×