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JOEL SERIA : LE CINEMA QUI HEURTE DE PLEIN FOUET LA BIENSEANCE DE L'EPOQUE


 

    Pouplard, au café du coin et en robe de chambre, déclare que sa maîtresse « vaut bien son coup de chevrotine » (Comme la lune, 1977). Serin s’extasie devant des fesses nues, « On dirait un Courbet », avant de les saisir à deux mains, assurant qu’il les peindra « en vert, en bleu, en rouge et en jaune ! » (Les Galettes de Pont-Aven, 1975). Boutancard présente une entraîneuse à un comparse hébété : « Regarde comme c’est joli tout ça… Là-dessous, c’est Lisieux et Lascaux réunis ! » (Les Deux crocodiles, 1987)


S’agit-il là de quelques fleurons de la manière avec laquelle Jean-Pierre Marielle, l’interprète de ces trois personnages, savait sublimer le trivial ? Est-on face à cette jouissance du verbe qu’un certain cinéma français a toujours magnifié, surtout quand il s’agit de dire les plaisirs de la chair ? Non, bien sûr que non, ce qui se joue ici, c’est la diffusion de la « culture du viol » ! Selon le néoféminisme punitif, le cinéma a largement contribué à celle-ci, et les films de Séria n’ont pas démérité. Ils sont aujourd’hui vilipendés pour cette manière de parler sans façon de l’anatomie des femmes, en vertu d’un nouvel axiome ne souffrant pas discussion : le cinéma entérine un regard masculin qui objectivant le corps des femmes, empêche celles-ci d’accéder au statut de sujet. Chosifiées, elles deviennent les victimes toutes désignées de violences diverses. Peu importe ici que l’histoire du cinéma contredise radicalement cette hypothèse du male gaze (1), ne serait-ce que parce que l’érotisation des corps, la théâtralité des postures, le fétichisme des gestes - quel qu’en soit le sexe- s’avère consubstantiels à l’art cinématographique. Peu importe à vrai dire, puisque l’unique objectif est d’avaliser ce qu’énonce benoitement l’une de ces inquisitrices : « Le genre catégorise et hiérarchise les individus en deux sexes, masculin et féminin. Loin d’être naturelles, ces normes sont des constructions sociales qui ont pour finalité la domination des hommes sur les femmes » (2). Tout est dit. La différence des sexes est un antihumanisme. La relation hétérosexuelle, gage d’asservissement, doit impérativement être déconstruite. La représentation non encadrée d’un tel coït est condamnable : ces scènes de lit sont des scènes de crime. Toute tentative de séduction signe la préméditation et les allusions grivoises sont d’évidentes incitations au viol. La seule issue serait l’avènement d’un cinéma égalitaire et pacifié, inculquant les règles de mœurs rénovées, un nouveau cinéma de patronage  contre l’haïssable cinéma patriarcal…


Devant de telles outrances, on pourrait se contenter de défendre l’idée que l’art n’a pas à se justifier. Mais ce temps est révolu : le cinéma doit désormais rendre des comptes. Il suffit de voir le carcan de convenances que les films d’aujourd’hui acceptent sans broncher. Il suffit de suivre l’inlassable procès du cinéma d’avant, la dernière accusation en date visant Les Galettes, qui montrerait « un certain penchant pour le désir pédophile »(3). A un tel niveau de confusion mentale, mais surtout de volonté de nuire, il est illusoire de débattre. Quelle utilité y aurait-il à rappeler que la fable du regard masculin oppressif s’applique d’autant moins au cinéma de Séria, qu’il est justement celui des regards croisés (« je te regarde m’observer ») et surtout celui de la circulation des désirs (« A épie B en train de mater C qui n’a d’yeux que pour A »). Lorsque ces procureurs regardent un film, ils le prennent au premier degré. Peu importe que Séria exagère, c’est au sens strict qu’il abuse ; c’est-à-dire qu’il violente. Ces spectateurs d’un nouveau type n’ont que faire de la subtilité narrative, encore moins des nuances de mise en scène. Les atermoiements de la cinéphilie doivent rendre les armes devant la logique coercitive : montrer, c’est absoudre ; filmer, c’est approuver. Et c’est ainsi que la modernité tardive n’a plus que deux figures en miroir à proposer : les forcenés du littéral et les fanatiques du second degré. Les uns excellant dans l’art de tout prendre au pied de la lettre, les autres cultivant en permanence la distance ironique.


Resté à l’écart de cette alternative viciée, le cinéma de Joël Séria n’est ni édifiant ni ricaneur.  On n’y trouve pas ces films clarifiés jusqu’à la transparence, qui traquent sans relâche le négatif et lèvent une à une les ambiguïtés. Et l’on n’y trouve pas davantage de ces films qui font le malin, remplis à ras bord de sarcasmes frelatés. Si l’œuvre de Séria se démarque de ces derniers, c’est avant tout en raison de sa sincérité. Le cinéaste en effet ne montre que ce qu’il a vu même si c’est déplacé, ce qu’il a cru même si c’est faux, ce qu’il a ressenti même si le temps a passé. Il déborde d’empathie pour ses personnages, y compris les salauds et les ratés, et lorsqu’il dépeint les « mauvaises actions » de deux jeunes filles (Mais ne nous délivrez pas du mal, 1970), il les accompagne sans les déshumaniser, toujours attentif aux bouffées de naturel de ses actrices. Et c’est d’ailleurs sur ce point précis, qu’il parvient également à contrer, à l’autre bout de la chaîne, le cinéma du premier degré triomphant. En instaurant sinon un conflit, du moins une tension constante entre la nature de ses comédiens et le rôle qui leur est dévolu, entre ce qui constitue leur idiosyncrasie –la gouaille raffinée de Marielle, la bonhomie tourmentée de Fresson, l’ingénuité vibrante de Jeanne Goupil – et le style de leur personnage, Séria filme la vie dans toute sa dissonance. Ses films offrent ainsi d’infinies variations sur l’art de la domination : les hommes se retrouvent autant grandioses que pathétiques, et les femmes, à la fois objets du désir et redoutables déesses ex machina. De telle sorte que Pouplard, en dépit de ses rodomontades, est bien le jouet de sa maîtresse, tandis que Serin peut à bon droit s’écrier devant celle qui jusque-là invisible, lui offre désormais tout l’espace : «  Ah je renais ! »


Séria filme la vie, et la vie, n’en déplaise aux apprentis totalitaires, c’est compliqué. Chez lui tout se télescope, la province tantôt lugubre et tantôt exaltante (l’ambiance fraternelle des marchés de Charlie et ses deux nénettes (1973) ; la promiscuité repoussante de la ferme des Deux crocodiles), les folies passagères et les retours de bâton, le verbe sanctifié et les corps brandis. Entre cinéma-vérité et satire insolente, coups de poing naturalistes et divagations surréalistes, ses aventures picaresques sont toujours présentées sans coquetterie, car chez lui ce ne sont pas les arabesques de la caméra qui importent, mais les détours de personnages jamais assagis, emplis de désirs et de désaccords, la fleur au fusil et le cœur au bord des lèvres. Le montage rend grâce à leur verve, tandis que le cadre ne cherche jamais à les circonvenir. C’est un cinéma hétéroclite qui passe du coq à l’âne en un seul raccord-mouvement, qui ne recule pas devant les aléas du réel, ses films étant découpés de manière à toujours mieux en cerner les avanies et les beautés, quand bien même celles-ci seraient très exagérées.


Tous les films de Séria – et tous ses romans - sont ainsi des récits d’apprentissage, où l’on ne quitte une solitude que pour en trouver une autre mieux achalandée, où l’absurdité de l’existence est prétexte aux gaudrioles hautes en couleurs comme aux idées les plus noires. Le personnage éponyme de Marie-Poupée (1976) à la fois ridicule et touchant, est sans doute alors le plus emblématique de cette filmographie, ne cessant de se débattre entre deux hommes niant ses aspirations, l’un ne la touchant jamais sinon pour la déguiser de fanfreluches, l’autre ne pensant qu’à la violer. Elle en mourra. Quant aux Deux crocodiles, en réaction à l’absence insurmontable d’une femme, et l’insistance exténuante d’une autre, Carmet et Marielle… y finissent en couple ! Et de manière suffisamment abrupte pour que l’on comprenne bien qu’il s’agit là d’une dernière échappatoire. 
Séria a filmé la campagne et la rue, les fesses et les bagnoles, des gargotes où l’on trinque et des lits en bataille. Mais au-delà de ces ingrédients-types du cinéma des années 70, devenus de parfaits repoussoirs pour les nettoyeurs de l’écran, il a su insuffler au cœur de ses comédies libertaires, un ensemble détonnant de drôlerie, d’étrangeté et d’amertume qui n’appartient qu’à lui, ce « cocasse ou sinistre mélange » avec lequel il termine son Hôtel des amours faciles. Pour notre époque de normalisation autoritaire, c’était à tous les sens du terme, un cinéma intenable.

1) Plaisir visuel et cinéma narratif, Laura Mulver, debordements.fr, 20/02/2012 
2) https://www.genre-ecran.net/?Culture-du-viol-Balance-ton-film
3) https://www.arretsurimages.net/emissions/post-pop/misogynie-un-accuse-nomme-jean-pierre-marielle




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