Lorsque le Christ se rend à
Gethsémani pour prier Dieu, il se fait arrêter par des soldats romains.
L’agonie dans le jardin des oliviers symbolise « la dernière lutte contre
la mort ».
Tout au long du poème, Nerval
s’identifiera au Christ et fera sienne cette lutte contre la mort. On
s’attèlera à montrer les deux niveaux interdépendants sur lesquels opère Nerval
pour se légitimer. On dégagera deux axes d’analyse étroitement liés, voire
enchevêtrés, et impossibles à traiter séparément.
La tâche consistera à démontrer
la façon dont Nerval justifie son existence en tant que poète, recourant alternativement
à une paratopie qui se manifeste aussi bien au niveau spatial qu’au niveau
temporel : antilieu vs lieu
universel, eutopie vs cacotopie,
ephémère vs éternel.
Ce système commence par une
dualité, continue par un dédoublement et finit par la folie. On verra dans
quelle mesure Nerval réussira à légitimer sa poésie et à détourner le cours de la
pensée collective en sa faveur. Abolition des clichés, paradoxe, suppression
des préjugés, tout cela contribuera à sa réalisation en tant que
poète-prophète, égal au Christ.
DE L’ANTITHÈSE POÉTIQUE VERS LA FOLIE
PROPHÉTIQUE
L’œuvre entière de Nerval est contaminée
par cette figure de style. Elle traduit l’état d’esprit de Nerval, sa vie, la
complexité de son existence.
Dans le poème Le Christ aux Oliviers l’antithèse est omniprésente : le
Seigneur lève au ciel ses maigres
bras, il se tourne vers ceux qui l’attendent en bas…, abîme. Les
images antithétiques se succèdent déséquilibrant la structure et déstabilisant
le mental à l’instar de l’esprit de Nerval. Le deuxième sonnet est dominé par
la mise en opposition des quatre éléments qui agissent en binôme :
feu//eau ; terre//air. Lorsqu’on décide d’analyser Nerval on ne peut faire
l’économie de la question métaphysique. Ainsi le feu, qui est créatrice et représenté
ici par des sables d’or du désert et par Phaéton, se voit englouti dans les
ondes et dans les tourbillons de l’Océan. La terre représentée par un sol
stérile est complètement dominée par le vent venant des sphères inconnues. Ces
deux mondes (Nerval utilise le mot monde
sept fois dans le poème dont trois fois au pluriel) qui se manifestent dans sa
vie intérieure, illuminent son œuvre entière. L’arc-en-ciel qui apparaît dans
ce ciel sombre et sans étoiles, dans ce locus
terribilis de Nerval, délimite les deux espaces en créant une oasis de
couleurs, de création, d’inspiration, une parcelle d’eutopie, de locus amoenus qui vient s’opposer à l’Univers qui est dans la nuit.
Dans le troisième sonnet Nerval
dit :
Es-tu
sûr de transmettre une haleine immortelle,
Entre un monde qui meurt et l’autre
renaissant ?
[…]
As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la
mort ?
Cette image allusive se réfère au
culte saturnien auquel appartient la vie et l’œuvre de Nerval (selon ses
propres convictions). Saturne, c’est le Temps qui passe et qui dévore tout,
c’est aussi le chaos qui donne naissance à l’ordre, au deuxième sonnet on
lit :
Un arc-en-ciel
étrange entoure ce puits sombre,
Seuil de
l’ancien chaos dont le néant est l’ombre,
Spirale, engloutissant les Mondes et les Jours !
Saturne symbolise la bile noire, la
mélancolie, le désespoir. Son mythe est celui du deuil, de la révolte, de la
destruction mais aussi de la résurrection et de la renaissance spirituelle :
Entre un monde qui meurt et l’autre renaissant.
La faucille de Saturne tranche,
créant deux mondes, un divin, l’autre démoniaque :
Et
si ce n’est un dieu, c’est au moins
un démon.
Nerval est habité par ces deux mondes,
en plus de cela, il habite ces deux mondes. Il existe un Nerval lucide et un
Nerval aliéné, un Nerval divin et un Nerval satanique. Il existe simultanément
dans deux univers complètement opposés destinés à s’anéantir mutuellement, mais
Nerval a le pouvoir de les réconcilier, de les détruire pour créer une harmonie
nouvelle, par la poésie, par le Verbe. Il réunit les deux et en fait un seul
monde, le sol niger des alchimistes
apparaît dans le ciel de ce nouvel univers nervalien :
Sais-tu ce que
tu fais, puissance originelle,
De tes soleils éteints, l’un l’autre froissant…
Es-tu sûr de
transmettre une haleine immortelle,
Entre un monde
qui meurt et l’autre renaissant ?...
O mon père ! est-ce toi que je sens en
moi-même ?
Ce dédoublement de Nerval en père
et en fils ainsi que leur réunification constitue un vrai lieu paratopique de
son œuvre. Où qu’il soit, il est l’aliéné, le différent, l’autre. Dans une
lettre, depuis la clinique du docteur Blanche, Nerval écrira :
J’ai peur d’être dans une maison de sages et que les fous soient au dehors.
Mais Nerval ne considère pas les patients de la clinique tout à fait « sages » car il continue dans la même lettre :
Le reste se compose de farouches hidalgos, d’une reine
d’Écosse, d’un prince de Grenade, de quelques seigneurs australiens et
autrichiens et de deux poètes qui sont : Antony et moi.
Nerval est toujours à part car il
est poète. Il maîtrise le Verbe, à l’instar de Dieu :
Au commencement était la Parole, et la Parole était
avec Dieu, et la Parole était Dieu.
(Évangile
selon Jean I, 1)
Cette identification de la Parole à Dieu et par conséquent
au Poète est au cœur de l’œuvre de Nerval. Ce dernier se cherchant (la crise
d’identité est l’un des premiers signes de la folie) finit par s’identifier au Logos. Nerval ne crée pas de poésie. Il est la Poésie. Tout comme Dieu qui n’est
pas créé, Nerval se crée et s’engendre lui-même. Mais cette (re)naissance passe
par la souffrance. La passion du Christ en est le plus bel exemple. Comme le Christ
a souffert pour sauver le monde, Nerval souffre pour le (re)créer.
On a déjà évoqué le sol
niger chez Nerval, un soleil noir qui marque son œuvre, sa vie, son
existence de l’aliéné. La noirceur saturnienne se fait omniprésente et
accompagne Nerval dans ses voyages cosmiques. Le Christ dit :
Tout est mort ! J’ai parcouru
les mondes :
Et j’ai perdu mon vol dans les chemins lactés,
[…]
Un arc-en-ciel étrange entoure ce
puits sombre,
[…]
Qu’il lisait ses noirceurs sur tous les murs écrites…
Cette noirceur se trouve dans le nom même de NERval (nero veut dire noir en italien, l’étymologie et la même du mot espagnol – negro). Donc, Nerval veut dire – Val noir. Peut-on y voir l’allusion à la
terre native, Nerval ayant grandi dans la région du Valois ? Ou ce Nerval
ou Nonval ou
Nonville, où l’on peut voir une belle paronomase, symbolise le Nonlieu de
l’existence du poète. Une nouvelle forme d’apparition de cette dualité qui le
hante et le rend omniprésent et « omniabsent » en tout et de
tout ? Il est intéressant qu’une sorte de noirceur existe même dans son
nom d’origine – LaBRUNie. Une espèce de ténèbres a marqué le destin de Nerval
bien avant sa naissance lui donnant en héritage ce patronyme dont il exploitera
largement la symbolique.
Une autre particularité se trouve dans le choix du
pseudonyme Gérard de Nerval. Cette particule de que Nerval ajoute à son nom est d’origine noble. On sait que le
monde artistique s’oppose au monde bourgeois. Il s’oppose aussi au monde
aristocratique, cependant cette mise en opposition s’opère à un niveau plus
subtil étant donné le point commun qui existe entre les deux, ce point
s’appelle le sublime. Nerval donne au
sublime poétique une dimension concrète et sociale. Il transmute, à l’instar des alchimistes, l’esprit dans la matière,
l’invisible dans le visible. La symbolique du nombre 5 (qui est aussi le nombre
des sonnets dans le poème) est celle de l’union, d’équilibre. Le nombre 5 est
le nombre de l’homme. Nerval de nouveau
s’érige en dieu qui réunit, qui réconcilie au moyen du sublime, au nom du
sublime. Nerval appartient donc aux deux mondes d’apparence irréconciliables
qu’il réussit à harmoniser et là gît sa légitimité du poète, dans ce non-lieu
omniprésent auquel il a le seul l’accès. Nerval se voulait inclassable, en
marge non seulement de la société dite normale ou bourgeoise mais aussi en
marge de l’univers artistique.
Ce que Nerval veut dire, c’est qu’il n’est pas un aliéné, il
n’est pas différent, il est tout simplement unique.
Cette latente mégalomanie se voit aussi dans l’œil de Dieu
où l’on peut deviner l’allusion à l’œil d’Horus, celui qui voit tout. D’aucuns
ont voulu voir dans les deux tercets du deuxième sonnet, à tort ou à raison, l’allusion
au trou noir dont l’existence n’était pas encore connue aux scientifiques de
l’époque. Umberto Eco dans son livre Les
Limites de l’interprétation dit que l’auteur
ne sait pas toujours qu’il sait » - l’inspiration (divine) fait du poète un
prophète :
En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’un orbite
Vaste, noir et sans fond ; d’où la nuit qui l’habite
Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours.
Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,
Seuil de l’ancien chaos dont le néant
est l’ombre,
Spirale, engloutissant les Mondes et les Jours.
Ce « trou noir » absorbant et engloutissant tout
ce qui l’ « entoure » et à nouveau opposé à l’œil d’Horus, dieu
du Soleil rayonnant. Ce tercet trouve son antithèse dans le premier quatrain du
dernier sonnet :
Ce Phaéton perdu sous la foudre
des dieux,
Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime !
Cybèle est la Grande Déesse, Magna Mater, et peut être mise en rapport direct avec Isis, mère
d’Horus. Cette polarité féminin-masculin qui est fortement présente dans le
poème contribue à créer une ambiance de tension où l’équilibre ne peut être
retrouvé qu’au prix d’énormes efforts mentaux. On remarque d’ailleurs l’absence
quasi-totale de l’élément féminin (que Jung appelle anima). Peut-être peut-on y voir le vide jamais rempli qu’a laissé
le départ prématuré de sa mère. Il est patent que la figure du père domine ici,
et surtout celle du fils avec laquelle Nerval s’identifie, on le voit notamment
dans le je lyrique qui se manifeste
par le biais de la polyphonie. Le je
du Christ qui « parcourt les mondes », qui se perd « dans les
chemins lactés », qui « touche de son front la voûte éternelle »
qui est « sanglant, brisé, souffrant », qui est « la victime »…
symbolise en même temps le destin du poète, sa marginalisation, son exclusion, sa
douleur, son imagination, son incompréhension. Le sceau posé sur son front le
brûle autant que les clous enfoncés brûlent les mains et les pieds de Jésus. À
chacun son fardeau. Ce poète, cet être maudit, c’est Nerval, son poème témoigne
à quel point il comprend la passion du Christ. Il le comprend car ils parlent
tous les deux aux gens qui « dorment ». Il le comprend car ils
représentent tous les deux l’alpha et l’oméga d’un nouveau monde qui émerge
grâce à eux. « Dieu est mort » symbolise cette séparation avec tout,
cette indépendance spirituelle qui mène vers la réalisation complète de
l’individu, qui est illumination. L’âme du Christ illumine le monde, par
analogie, la poésie du poète illumine l’univers. Le poète ne meurt jamais car
sa poésie le ressuscite. Cette analogie ouvre le poème :
Quand le Seigneur, levant au ciel ses maigres bras,
Sous les arbres sacrés, comme font
les poètes.
Les arbres sacrés
sont évidemment les oliviers. Ces derniers sont chargés d’une symbolique très
forte, on les dit éternels. Donc ils symbolisent la pérennité, mais aussi la
réconciliation, comme celle des deux mondes de Nerval. Ces deux mondes, on l’a
déjà vu, sont produits de la démence de Nerval. Mais l’existence de cette démence est légitime. Elle introduit l’état
de folie si essentiel à la création poétique (et prophétique). Nerval a
toujours dit que le fou était la représentation du poète par excellence car la folie
donne des pouvoirs particuliers et fait des prophètes. Au cinquième sonnet il
assimile le fou à quelque chose de fascinant, de grandiose, de suprême :
C’était bien lui, ce fou, cet insensé sublime…
La folie de par sa nature insidieuse, latente, voire
macabre, s’arroge le droit de découvrir, de révéler. Elle est la seule à
pouvoir transgresser l’interdit (sans être censurée ou sanctionnée car
« la vérité fatale se dit sous un masque de folie », dira Nerval). Et
là gît sa force, ainsi que la voie de la sagesse. Cette sagesse est contenue
dans la nouvelle :
Ils dormaient. « Mes amis,
savez-vous la nouvelle ? »
La nouvelle, est-ce la Bonne Nouvelle ? L’Évangile ? Selon Nerval ? Cette
folie de la grandeur de Nerval, prendrait-elle des proportions aussi
terrifiantes ? Nerval, serait-il en train d’ériger une nouvelle religion
(poétique) ? Probablement. Le Christ apporte « l’heureuse
nouvelle », et par extension, Nerval apporte son evangelium. Il faut souligner par
extension car Jacques Bony voit dans le je
que Nerval délègue au Christ un émiettement, un moi qui prend en charge l’homme
et ses dieux dans leurs incarnations successives, dont celle de transgresser
l’interdit, particulièrement significative du Christ. Et
tout se passe comme s’il disait : Je suis l’autre.
Cet autre fait que
Nerval vit perpétuellement entre deux dimensions, entre deux instances, entre
lucidité et folie qu’il estimera toujours légitime, vu son origine
scripturaire :
Car la parole de la croix est une folie pour ceux qui
se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, c’est-à-dire, pour nous, elle est la
vertu et la puissance de Dieu. C’est pourquoi il est écrit : Je détruirai
la sagesse des sages et je rejetterai la science des savants […] Dieu, n’a-t-il
pas convaincu de folie la sagesse de ce monde ? Car Dieu voyant que le
monde, avec la sagesse humaine, ne l’avait point connu dans les ouvrages de la
sagesse divine, il lui a plus de sauver par la folie de la prédication ceux qui
croiraient en lui […] Parce que ce qui paraît en Dieu une folie est plus sage
que la sagesse de tous les hommes […] Mais Dieu a choisi les moins sages selon
le monde pour confonde les sages.
(I
Corinthiens I, 18-27)
La folie donc, tire son origine de
l’essence divine. Son pouvoir, celui de la prophétie, lui permet d’appréhender
l’irrationnel et le caché et de les révéler. C’est le plus grand argument que
Nerval puisse donner en sa faveur, celui de l’autorité divine dont le Livre
Saint est le mot vivant.
Le poème est une longue analogie. On a vu que cette analogie
a pour origine une cause psychologique. Elle procède par identification. Se
mettant au même plan que le Christ, Nerval institue sa propre religion
poétique. La Bible qui est autoréférentielle le justifie et pose en axiome la
folie comme la condition sine qua non
de tout art. La poésie à laquelle Nerval donne naissance, l’engendre à son tour
ou plutôt continue à coexister avec lui participant à sa renaissance ou à sa résurrection. Nerval devient l’alpha et l’oméga
de toute création artistique. Grâce à sa folie il a accès aux deux
mondes : visible et invisible, rationnel et irrationnel, sage et fou, le
monde des ténèbres et le monde de la lumière. Il existe simultanément dans deux
dimensions différentes pour ne pas dire opposées. Le chaos harmonieux qui en
résulte est sous le signe de sa domination. Nerval est celui qui connaît, il
est celui qui sait. Sa poésie illumine.
Voilà comment on peut résumer en quelques mots la manière
dont fonctionne la paratopie chez Nerval. C’est un fou parmi les sages et un
sage parmi les fous. Seulement, on ne saura jamais les critères qui séparent
les uns des autres. La question que Nerval pose est la suivante : Y-a-t-il
forcément une séparation ? Si la réponse est oui, alors, il est le seul à
pouvoir l’annihiler ou au moins à pouvoir estomper ses frontières.
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