Les articles qui suivent traiteront d'un classique français méconnu du grand publique qui mérite d'être réhabilité. Voici la première partie.
Dans la période de la préciosité à laquelle
appartient Isaac de Benserade deux figures-clés sont largement mises en
valeur : l’antithèse et l’oxymore. Ces figures à leur tour engendrent un
rapport de symétrie directe ou inversée qui traduit la complexité des
sentiments humains particulièrement étudiés et analysés à l’époque de la
préciosité.
Lorsqu’on est incité à travailler sur l’axe
antithétique, on se rend compte rapidement que cette figure est omniprésente
dans la vie sociale, psychique et morale et qu’elle symbolise la dualité de la nature
humaine.
Nous nous attèlerons à montrer dans le
présent ouvrage de quelle manière et dans quelle mesure l’antithèse a influencé
l’œuvre d’Isaac de Benserade. Par son biais, on réussit à rapprocher la
conception du monde d’alors à nos sociétés modernes qui retrace le même passage
de l’antithèse littéraire vers la dualité psychique. Ainsi l’œuvre de Benserade
représente le miroir du monde, où chacun se dédouble mais trouve aussi son alter ego dans un des personnages de son
entourage. Parfois son alter ego est
complémentaire, parfois c’est son double vampirique, mais de toute manière, il
n’est jamais seul. Cela crée un effet de miroir dont les reflets révèlent une
image du héros plus ou moins tordue.
Il apparaît que la problématique de l’œuvre
de Benserade s’ouvre vers une dualité bipolaire qui est celle de la
dialectique. A partir de l’axe antithétique nous serons en mesure de décrire
différents niveaux sur lesquels l’antithèse se manifeste. En effet, dans les
tragédies de Benserade, quatre couches apparaissent : d’abord le
choix de mettre en place une double intrigue dans chacune des deux œuvres que
nous examinerons, ensuite son effort de montrer le gouffre qui existe entre les
êtres humains, les différences qui les séparent, les intérêts qui divergent
mais aussi les ressemblances qui sont plus la source du malheur que de la
concorde, puis l’abîme qui se trouve à l’intérieur du personnage même, sa
double nature, ses aspirations en contradiction avec ses possibilités, ses désirs
contrecarrés par ses capacités morales ou psychiques. Enfin, nous nous
attarderons sur le niveau le plus profond, celui de la psyché qui se trouve
scindée de l’intérieur comme de l’extérieur. C’est l’impuissance de l’homme
devant les forces cosmiques (ce qui rappelle dans une mesure considérable le
héros racinien). Le personnage devant un monde violent et hostile craque, se
scinde en deux, et meurt en cherchant son homologue
pour combler ses lacunes.
Tout ce parcours intérieur transperce l’œuvre
et crée un jeu où chacun se reconnaît dans l’autre sans jamais vouloir l’admettre
car l’image renvoyée ne lui plaît pas, et c’est là où la symétrie apparaît dans
toutes ses variantes.
I ) Chrôma kai symmetria
a) la symétrie
et la chiralité
L’harmonie naît des contrastes. Le monde tout
entier est composé d’éléments opposés.
(K. Sabina)
De ses
deux pôles opposés et en constante contradiction, émerge la beauté artistique, l’équilibre
et la symétrie. Tout a sa place dans le monde et tout sert à pondérer,
stabiliser, contrebalancer. Nous avons besoin des ténèbres pour mieux apprécier
la lumière, et nous avons besoin du mal pour nous rendre compte de l’importance
du bien. Aucun sentiment, comme dit R. Jakobson, n’est si pur qu’il ne soit
mêlé du sentiment contraire. Il appelle cela l’ambivalence des sentiments. La vie tout entière est contrastée sans être forcément
en discordance. Le défit à relever consiste dans la manière et dans la sagesse de
réconcilier les deux, les mélanger et en tirer profit ainsi qu’une leçon.
Les choix imposés sont souvent exclusifs,
mais ne doivent pas l’être. Bien souvent, dans les tragédies de Benserade, ce
sont les héros mêmes qui refusent de faire un compromis, estimant que cela va à
l’encontre de leurs principes et de leurs croyances les plus profondes. Cela
est surtout dû au décalage qui se fait à l’intérieur du héros entre ratio et faciendi. Et pourtant les deux peuvent et doivent être en symétrie
parfaite et en concordance idéale. Il se produit une polarisation là où doit y
avoir une succession. Les deux éléments sont complémentaires et le faciendi suit le ratio. Mais chez les héros de Benserade l’élément productif s’éloigne
de mille lieues du cognitif et homo faber
cesse d’exister. Les protagonistes saisissent l’importance d’une chose, voient
mentalement son déroulement mais n’arrivent pas à mener à bout leur mission.
Les obstacles sont divers. Bien sûr, il y a l’amour de sa bien-aimée ou de son
bien-aimé mais il y aussi vanité, peur et ressentiment. La force motrice
d’Antoine n’est pas son amour envers Cléopâtre, c’est plutôt un frein, mais la
vanité de sa gloire passée. En revanche, la peur et l’humiliation qu’il a vécues
le paralysent et le dépourvoient de ses moyens. Il reste comme pétrifié, sans
force, sans armes et sans espoir, tandis que tout le reste crie le contraire.
La voix de la raison qui se fait entendre par la bouche de Lucile n’est pas
assez forte pour qu’Antoine puisse l’entendre intelligiblement. Le décalage
entre la savoir et le faire se fait de plus en plus abyssal, l’incohérence des
ses pensées et de ses actions le tirent vers deux sens opposés et à la fin nous
voyons un Antoine défait, décomposé et perdu dans sa propre existence. Nous
rencontrons la même chose chez Achille. Il sait que son amour envers Polyxène
est impossible, tout de même, il s’acharne de toutes ses forces à l’avoir.
Pourquoi cette asymétrie ? Car une
symétrie trop prononcée engendre un ouvrage ennuyeux. L’incohérence doit
accomplir sa tache et remettre les choses dans le bon ordre. Dans l’élévation
spirituelle et morale, le chemin à prendre ressemble à un labyrinthe qui
représente l’opposé de la symétrie parfaite menant à la divine proportion. On passe par le chaos pour arriver à l’ordre.
Parfois on périt sur le chemin. Mais ce qui est intéressant d’observer c’est
justement le passage des ténèbres vers la lumière et la façon dont ce voyage se
déroule. Bien souvent, comme on vient de le dire, le héros est amené à
traverser un labyrinthe qui est le détournement de la symétrie, et symbolise sa
propre psyché. Antoine, par exemple, doit passer par des états d’âme les plus
différents, malheureusement, à la fin il n’arrive toujours pas à se trouver
lui-même. Car toute la leçon consiste dans la sagesse de se retrouver seul à
seul avec soi-même et de se connaître. Nosce
te ipsum, dit Socrate. Les héros dans Cléopâtre
n’ont pas cette force, ou ils l’ont eue et ensuite ils l’ont perdue. Vaincu par
tous les autres sauf par lui-même, Antoine trouve le refuge dans la mort et
donne un mauvais exemple à Cléopâtre. Achille plus ou moins consciemment court
vers sa perte et donne l’impression d’être une victime consentante. Le
personnage peut-être le plus tragique de tous est Ajax, puisque il perd
complètement la raison avant de se suicider, lui aussi.
Mais revenons au paragraphe précédent. Ce que
nous avons plus haut considéré en tant qu’asymétrie était peut-être la manière
un peut trop rapide de considérer les choses. Il est vrai qu’une symétrie trop
accentuée nuit à l’ouvrage et rend son ensemble fade et insipide mais si l’on
caractérise comme asymétrique les relations et les rapports qui existent parmi
les personnages on perdrait de vue la dimension volontairement tordue de
l’œuvre.
En effet, il y a tout un jeu de miroir. Et si
l’on décide de parler de la réflexion des personnages dans la pupille des
autres on dirait que ce reflet correspond à celui dans un miroir déformant,
envoyant l’image reconnaissable de la personne mais exagérant certains traits, qu’ils
soient beaux ou laids et puis étouffant d’autres. Tout se passe comme si
l’image se reflétait dans un miroir convexe. Elle n’est ni belle ni séduisante,
justement parce qu’elle est exagérée, parce qu’elle n’est pas symétrique. Les
héros partent à la recherche de cette symétrie, de leur symétrie, de leur
équilibre. Toute la beauté de l’œuvre consiste dans cette quête de soi-même et
des autres, dans l’exploration des tréfonds de l’âme de chacun, dans la fouille
intérieure dont les fruits attendent de voir la lumière du jour. C’est la
poursuite périlleuse d’un idéal sans lequel la vie n’a pas de sens, comme il
est prouvé à la fin da chacune des deux tragédies, puisque les héros payent leur
échec par la mort. Tout droit à l’erreur est banni.
Alors le miroir que la vie tend au héros, le
défigure et lui renvoie un écho inconnu, qui d’apparence ne vient pas de lui.
Mais il finit par s’avouer ses propres faiblesses, son anémie morale. Perplexe
et désorienté devant ce kaléidoscope, le héros a du mal à appréhender la
réalité, il ne s’y trouve plus, ne se reconnaît plus, abandonné à soi-même, il
préfère s’échapper. Il n’a pas le pouvoir nécessaire de regarder le reflet de son
visage dans ce miroir déformé et tordu, ses forces le trahissent, il se résorbe
et disparaît.
Chez Benserade, l’opposition est accentuée
par la mise en relation des éléments contraires : l’eau et le feu, la
terre et l’air, sec et humide, chaud et froid. Le spectateur se trouve en train
de visualiser le carré d’Aristote avec les tempéraments différents, exposés
dans les œuvres de ce dernier.
Sous le soleil brûlant et sec d’Égypte,
Antoine affronte son sort et ses ennemis venant de Rome par la mer, sur leurs
flottes. Achille meurt sur le sol étranger, respirant l’air d’un monde qui
n’est pas le sien. Faut-il dire que son père est un humain, c'est-à-dire fait
de glèbe, sa mère est une déesse, une Néréide. Elle et ses sœurs peuplent les
eaux et la mer. Le soleil crée un ombre qui envahit et cache le héros. Il s’insère en lui et l’étouffe. Le clair-obscur
ou le tenebroso représente un
dédoublement du personnage faisant de lui l’observateur et l’acteur à la fois, le
tyran et la victime. Les différentes couches se succèdent et on a du mal à
percevoir la fin, il semble qu’une myriade de facettes fait partie intégrante
du héros et son âme nous paraît insondable comme un puits sans fond. C’est
décrit de manière très pittoresque par R. Jakobson qui dit :
Lorsqu’un acteur
rejette son masque, il montre son maquillage.
Ici, la défaite et la mort se déclinent au pluriel. Il n’y a pas de
vainqueurs. Ils sont tous perdants. Tout le monde est vaincu, d’une façon ou
d’une autre.
Le phénomène de la simultanéité qui traverse toute l’œuvre, se reflète
dans la coexistence du blanc et du noir à chaque moment et remet en cause tous
nos jugements préétablis. Le système de valeur et d’appréciations bâti
préalablement succombe devant l’absurdité apparente des choses contraires
subsistant en une seule. Tout cela donne lieu à une nouvelle manière de
regarder les choses. On commence à avoir le sentiment de la création d’un
nouveau genre de symétrie, une symétrie bilatérale, grâce à l’effet miroir.
Le héros projette dans l’autre l’image de soi-même, mais dans le sens non
plus inverse mais renversé. L’image spéculaire se trouve placée sur un angle
opposé. Le héros s’identifie à l’autre en recevant un écho de lui-même non pas
exagéré cette fois-ci mais détourné. Tout lui semble être à l’endroit où il ne
faudrait pas. Et là, à nouveau émerge le problème du mauvais moment et du
mauvais endroit. Sauf que maintenant, le héros s’en rend compte de façon
oblique. Il en prend conscience de manière tout à fait indirecte.
Donc, lorsqu’on parle de l’effet miroir, on ne peut pas faire l’économie
de la question de chiralité. Dans La Mort
d’Achille, Briséide tend à Achille le miroir dont il refuse de reconnaître
le reflet. A cause de cela, il finit par la détester. Une subtile ironie
tragique se fait place dès le début de la pièce, lorsqu’elle Achille refuse
catégoriquement de recevoir Priam et sa famille venant demander le corps
d’Hector.
ACHILLE
Si c’est pour ce dessein qu’ils ont quitté la ville,
Je plains un tel travail qui leur est inutile,
Ils devraient pour leur bien encore y séjourner,
Puisqu’ils ne sont venus que pour s’en retourner.
BRISÉIDE
Hélas ! N’ajoutez rien à leur triste fortune,
Voyez-les, et souffrez leur prière importune,
Admirez dans ces gens les divers coups du sort
Monstre capricieux qui vous baise et les mord.
Faites réflexion sur la misère extrême
D’un père sans enfants,
d’un roi sans diadème:
Car le trépas d’Hector met Prima à ce point,
Il est père, il est
prince, et pourtant ne l’est point.
Quant à moi je ne plains que cette pauvre mère
Ha ! Combien sa douleur lui doit sembler amère,
De voir que son fils mort est en votre pouvoir,
Et de n’espérer pas peut-être de le voir !
D’un favorable accueil consolez leur tristesse,
C’est une cruauté d’opprimer qui s’abaisse.
[…]
Priam est toujours roi bien qu’il soit malheureux,
Vous le devez traiter comme on traite un monarque,
Bien qu’un roi soit tout nu, jamais il n’est sans marque:
Bien
qu’il ait dépouillé tout ce que les rois ont,
La majesté lui reste encore sur le front.
Cette pompe invisible, et ce rayon céleste
Est de tous ses honneurs le dernier qui lui reste.
Le sort dont l’inconstance, et l’élève, et l’abat
Peut tout sur sa couronne, et rien sur cet éclat.
ACHILLE
Qu’il vienne, je suis
prêt d’entendre sa requête.
Avec deux magnifiques antithèses Briséide met en valeur l’abîme qui
existe entre Priam et Achille, en faveur de ce dernier. En dépit des liens qui
unissent les deux héros et que l’on examinera par la suite, il y a entre eux un
immense abysse.
Aussi sommes-nous témoins d’une transformation du héros. Achille,
incohérent qu’il est, se métamorphose devant les yeux du lecteur / spectateur.
D’abord inébranlable dans ses résolutions, il change d’avis à deux reprises, et
grâce à deux femmes. D’abord Briséide, comme on vient de le voir, acceptant de
recevoir Priam et sa famille, en l’avertissant :
Qu’il vienne (Priam), je suis prêt d’entendre sa requête:
Oui je respecterai ce qu’il a sur la tête,
Et je m’efforcerai sans le rendre confus,
De faire un compliment d’un honnête refus.
Et puis sous nos propres yeux, il change. L’Achille d’avant disparaît et
naît un autre personnage. Voyant la fille de Priam et la sœur d’Hector, Polyxène,
il se ravise et décide de rendre les dépouilles d’Hector à sa famille. Tout se
passe très rapidement :
ACHILLE
J’ai pitié de vos jours que la misère suit,
Et je plains l’infortune où je vous vois réduit,
Puissai-je vous montrer comme j’en suis sensible !
Mais vous me demandez une chose impossible:
[…]
Le rendre après cela c’est une faute insigne,
Il aurait des honneurs dont il est trop indigne
Et l’on dirait de moi, m’auteur de son trépas,
Achille fait mourir, mais il ne punit pas.
Malgré les supplications de Priam et Hécube, Achille reste ferme et
décidé, jusqu’au moment où il voit Polyxène.
POLYXÈNE
Je n’ose (grand Héros) espérer que mes larmes
Pour vous toucher le cœur soient d’assez fortes armes,
Car j’ai trop peu de grâce à pleurer un Malheur
Pour faire la pitié fille de ma douleur.
Mais si votre bonté me donne l’assurance
Qu’elles ébranleront cette rude constance,
Ces pleurs dont j’entretiens la mémoire d’Hector,
Ces deux fleuves taris pourront couler encore;
Perdez cette rigueur où peu de vertu brille,
Et qu’Achille une fois soit vaincu d’une fille,
Que l’animosité mette les armes bas,
« C’est gloire de se rendre aux injustes combats. »
Que votre passion ne vous soit plus contraire,
Que votre ennemi mort, ce misérable frère
Ait un sépulcre ailleurs qu’au sein de ses parents,
Hélas voyez mes pleurs
!
ACHILLE
Je me rends, et le rends ;
Vos larmes ont éteint ma vengeance enflammée,
Ce que n’aurait pas fait le pouvoir d’une armée,
[…]
Madame, l’équité veut que je vous le rende,
[…]
Je reconnais ma faute, et je voudrais, Madame,
En vous rendant ce corps l’animer de mon âme.
Achille change du tout au tout et le tour est joué grâce à la puissante
stichomythie qui unit les discours de Polyxène et d’Achille qui continue :
Que n’ai-je le pouvoir de le remettre au monde ?
J’estimais sa valeur, elle était sans seconde,
Et combien que je sois l’auteur de son trépas,
Mon cœur, je vous le jure, en veut mal à mon bras.
[…]
Alors l’inconstance d’Achille fera des dégâts et il ne pardonnera jamais
à Briséide le fait de lui avoir tendu le miroir qui comme s’il
disait : « Regarde ce que tu fais ! » Briséide dit à haute
voix ce qu’Alcimède – écuyer d’Achille – pense lorsqu’il s’exprime en ses
termes, parlant d’Achille :
Où va ce pauvre aveugle ? il court au précipice,
« Ha je vois bien qu’Achille est faible sans Ulysse,
Que la force ne peut divertir un malheur,
Et qu’il faut la prudence avec la valeur. »
[…]
Comme sa passion se change incontinent,
Tantôt il était froid,
il brûle maintenant,
Il songeait à Patrocle, il songe à Polyxène,
Il regrettait sa mort, il souffre une autre peine,
Il arrosait de pleurs son triste monument,
Nous le vîmes ami, nous
le voyons amant :
Une jeune ennemi est sa chère maîtresse,
Tu t’en plains (Briséide) et moi je plains la
Grèce,
Affligeons-nous tous deux, privés de tout Bonheur
Et de son inconstance et de son déshonneur ;
Une fille sur lui remporte la victoire !
Il perd en un seul jour plus de neuf ans de gloire,
[…]
De plus son mal d’aigrit en telle violence,
Que qui le veut guérir se ruine, et l’offense,
[…]
Je le dégagerai de ses faibles appas,
Et lui remontrerai même en ne parlant pas.
A deux reprises, Alcimède a recours aux antithèses pour accentuer la
nature et le comportement radicaux d’Achille, la polyptote vîmes // voyons, souligne
davantage le gouffre qui existe entre l’Achille du passée et l’Achille du
présent.
En revanche, Briséide à haute voix s’exprime en ces termes, et c’est
quelque chose qu’Achille ne pourras jamais lui pardonner :
BRISÉIDE
C’est ce que le devoir m’a commandé d’écrire
Quand la timidité m’empêchait de le dire,
Ulysse, et tous les chefs ont cette opinion
Que vous favorisez la partie d’Ilion,
Et que vous avez fait, charmé de Polyxène
L’objet d’une amitié de l’objet d’une haine :
Voyant par ce soupçon votre honneur se flétrir,
Je n’osai vous le dire, et ne le pus souffrir,
Si bien qu’en ce billet je vous ai fait apprendre
Qu’on pensait qu’aux Troyens votre foi s’allait rendre,
Qu’une jeune beauté changeait vos passions,
Et qu’elle avait gagné vos inclinations.
Ce discours qui montre à Achille tout ce qu’il est véritablement devenu,
ne lui plaît absolument pas, et au lieu de chercher le responsable en lui-même
il s’attaque au messager, qu’est Briséide. De plus, il ment et se défend sans
scrupules lorsqu’elle l’accuse d’inconstance et d’infidélité. Tout se passe
comme si Briséide lui tendait un miroir en disant: « Regarde qui tu
es ! Regarde ce que tu fais ! » et Achille se défendant :
« Ce n’est pas moi ! »
BRISÉIDE
J’ai peur que
l’inconstance a terni votre gloire.
ACHILLE
Vous m’accusez à tort.
BRISÉIDE
« Mais on peut accuser l’innocent qui rougit. »
Briséide en beauté le cède à Polyxène,
Souffrez, souffrez pour elle une amoureuse peine,
Préférez ces attraits à ma fidélité,
Mais aimez votre honneur autant que sa beauté.
[…]
Songez que de vos faits, elle a souvent gémi,
Et qu’il est dangereux d’aimer
son ennemi.
Tout ce qui sommeillait en Achille, toutes les
raisons qu’il ne voulait pas voir ou admettre, Briséide les met impitoyablement
sous ses yeux, à la lumière du jour. Et lorsqu’il lui donne un baiser de Juda,
elle lui répond :
Perfide, ces doux mots ne sont plus de saison,
A quoi sert le baiser après la trahison ?
Éclatez mes douleurs, puis que je suis sortie,
Des bornes du respect, et de la modestie.
Inconstant, infidèle, est-ce là cette foi
Que tu m’avais juré qui ne serait qu’à moi ?
Quoi te verrai-je donc entre les bras d’une autre ?
De qui l’affection n’égale point la nôtre ?
Qui te suscitera les fureurs de l’enfer,
Et ne t’embrassera qu’à fin de t’étouffer ?
Qu’amour te fasse voir ma rivale plus belle,
Tu peux bien t’assurer qu’elle t’est moins fidèle :
Donc sans changer l’objet de ton contentement,
Vis avec moins de joie, et vis plus sûrement :
Aurai-je cet affront moi qui fus glorieuse ?
Non, non, vivons aimée, ou mourons odieuse.
Donc, pour conclure, c’est grâce à Briséide qu’il change d’avis et se
laisse amadouer, commençant à raisonner en être humain et non plus en guerrier.
Briséide, éperdument amoureuse d’Achille, entrouvre de cette façon la porte qui
la mènera à sa propre perte puisqu’Achille tombe à son tour passionnément
amoureux de Polyxène, et cet amour irraisonnable et impossible d’Achille scelle
le destin de Briséide qui finit par se
donner la mort. En femme fine et intuitive elle anticipe l’issue de cette
histoire. Humiliée, rejetée, répudiée même, elle n’arrive pas à tenir le coup
et met fin à ses jours. Mais avant cela, elle met Achille en garde, elle lui
parle en faisant voir tout ce qu’Achille refuse de voir et même d’envisager. Déjà
affaiblit, il perd le contrôle et par conséquent devient agressif. Il l’attaque
verbalement. Tout simplement il n’est pas prêt à voir la vérité en face, il
n’est pas prêt à se voir.
De même, dans Cléopâtre, de
manière beaucoup plus subtile, se fait remarquer Lucile, ami d’Antoine.
Lorsqu’il parle à Antoine et essaye de le raisonner, il ne se heurte pas à un
mur infranchissable. Il est écouté. Mais, cette voix de la raison est obscurcie
par la voix de l’amour qui est celle de Cléopâtre. Voici ce qu’il dit à Antoine
par rapport à la guerre imminente :
Est-ce là le moyen de disputer sa mort ?
Sans vous pourrons-nous faire un généreux effort ?
Comment soutiendrons-nous le coup de la tempête ?
Que pourra faire un corps qui n’aura point de tête
?
Vous me pardonnerez si mon cœur librement
Dans nos pressants malheurs vous dit son sentiment,
Quoi voulez-vous encore aux yeux de tout le monde
Être oisif sur la terre, et fugitive sur l’onde ?
Continuez l’honneur de vos premiers exploits,
Votre seul nom jadis fit trembler tant de rois,
[…]
Antoine se défend, las de la guerre et peut-être de la vie. Cléopâtre
lui demande de renoncer à la guerre, et il se montre bien décidé de le faire,
mais Lucile ne se laisse pas découragé et emploie tous les moyens rhétoriques
pour parvenir à ses fins, convaincre Antoine de combattre. Et ses propos
reflètent en eux l’image d’Antoine telle qu’elle est véritablement, reflétant
aussi la situation entière qui règne à ce moment-là. Cléopâtre demande à ce
qu’Antoine ne participa pas à la guerre, Lucile de son côté l’incite en ces
termes :
Vous voyez que césar l’assiège avec ardeur,
Faut-il que sa beauté ruine sa grandeur ?
Et lui pouvez-vous dire en votre amour extrême,
Je ne vous défends
point, parce que je vous aime ?
Ensuite il lui fait entrevoir l’avenir en lui montrant l’image de
lui-même dans le meilleur des mondes :
Que ce cœur où la gloire établit
son séjour
Fasse d’une mollesse un généreux amour :
Une mort au combat peut borner votre peine,
Belle pour un amant, digne d’un capitaine,
Nous mourrons à vos pieds devant que le destin
Fasse de votre vie un glorieux butin,
Et pour moi je mourrais plus content que tout autre,
Si mon sang à l’honneur de se mêler au votre.
Ce qui se passe c’est que Lucile montre à Antoine sa propre image que ce
dernier a du mal à accepter. Il verbalise ses peurs, ses angoisses, et aussi
ses désirs les plus profonds. Ses propos ne sont ni si violets ni si aigris que
ceux de Briséide, au contraire, ils sont doux mais bien plus fermes (quoiqu’il
ne réussisse finalement pas à obtenir le résultat recherché). L’allitération
en « m » : mollesse,
amour, mort, amant, mourrons, moi, mon… les rend plus mélodieux, plus
harmonieux et plus mielleux. Lucile
cherche à persuader Antoine plus que de le convaincre. Il cherche à
l’influencer. Il lui tend deux miroirs, l’un qui lui montre le présent,
désagréable et laid, humiliant, mais aussi tout de suite après, pour l’apaiser
il lui montre celui qui dévoile l’avenir, comme s’il disait :
« Regarde ce que tu peux (re)devenir ». Tout son discours est fondé
sur l’antithèse, partielle ou complète : vie//mort, mollesse//combat…, à nouveau elle met en opposition tout ce qui est et tout
ce qui pourrait être. Le gouffre est profond mais il n’est pas insurmontable.
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